transversales #04 – Greyhound

ça pourrait commencer ainsi…

Sort du Greyhound avec air climatisé (à vérifier).

La chaleur est telle que rien que l’idée de fumer une cigarette suffirait à déclencher un incendie. À supposer qu’il y ait, ici, quelque chose susceptible de brûler, ce qui n’est pas le cas. Sauf l’air – une fournaise. L’asphalte, quant à lui, est déjà brûlant. À l’égal de cette poussière mêlée au sable que le soleil rive au sol de part et d’autre de la route, tel un judoka écrasé sur le tatami par un adversaire implacable. Plisser les yeux est un réflexe qui peut coûter cher. La température ambiante assèche la peau en moins d’une minute, la parchemine, la momifie : rien de plus facile à déchirer si l’on n’y prend garde. Une paire de lunettes de soleil fait partie des éléments indispensables pour survivre, ici. Une question se pose, toutefois, dans cette véritable étuve dénuée de la plus infime goutte d’humidité. Qu’est-ce qui vient en premier, le bronzage ou la momification ? À moins que les deux ne surviennent simultanément, comme dans un film d’horreur. Le paysage dont l’horizon ondule sous l’effet d’une évaporation supposée, devinée, pourrait d’ailleurs en être le décor. Peut-être l’a-t-il déjà été…

Le silence serait lui aussi pesant s’il n’était troublé par le cliquetis de la carcasse du Greyhound qui, comme seule défense, ne trouve rien de mieux que renvoyer la chaleur à la chaleur, par ses flancs, son toit, en miroir – peut-être bien la seule parade efficace.

Pour lui.

Mais elle ne durera pas, ne dure pas. Un chuintement exténué, les portes se referment et scellent la fraîcheur à l’intérieur du véhicule qui s’enfuit aussitôt. Ce n’est pas qu’une question d’horaire à respecter : rester plus longtemps pourrait bien être fatal, le transformer en autocuiseur.

Celui qui en est descendu ne se retourne pas, cela lui demanderait un effort dont il se sait incapable.

Après avoir fixé l’enseigne asséchée en haut d’un poteau aux allures de tronc d’arbre mort, il glisse une main dans la poche de son jean, en sort un cliché auquel il jette un rapide coup d’oeil avant de le laisser choir d’un geste que la température ambiante lui a conseillé d’être bref : en écartant les doigts.

Il est venu ici avec des clichés plein la tête. À présent – ce n’est qu’une question de temps – il est presque dans le cliché. Pas celui qui grille et cloque et se racornit sur place comme irradié lors d’un essai de tir nucléaire, à ses pieds, mais celui qui l’attend là-bas, de l’autre côté de ses verres solaires polarisés : un motel.

ça pourrait aussi commencer ainsi…

Il est descendu du Greyhound et a affronté canicule et absence d’air, parcouru en apnée les cent mètres de la route au motel à la porte d’entrée dénuée de carillon – les gonds asséchés de rouille grinçante faisant office de – ôte ces verres solaires qui l’aveuglent désormais (il vient de réaliser leur soudaine inutilité) et tente des coups d’œil en canne blanche dans l’espoir d’y voir. Sa vue va s’accommoder. Tout comme lui qui compte passer des mois ici. Son histoire n’est qu’une question de temps.

Il ne discerne d’abord que des rideaux raides immobiles, face à lui, qui ne laissent filtrer qu’un maigre rayon de lumière. Il pense au tablier en plomb que les radiologues portent pour se protéger des rayons X, et c’est peut-être bien de cela qu’il s’agit, se dit-il.

Puis son regard accroche ce maigre pinceau lumineux dans lequel flottent des grains de poussière hésitant à se poser, suit la direction indiquée par cet index pâle, épuisé : un comptoir de bois, fendu comme si son avenir, imminent, était de finir en bois de chauffage – on a peine à imaginer, dans une telle fournaise, que les hivers sont aussi excessifs que les étés, et pourtant, se dit-il. Là aussi, une question de temps.

Une goutte de sueur dévale son front et plonge en saut de l’ange dans son œil, qui proteste en larmoyant. Si la température extérieure empêchait de transpirer, ici, dans le motel sombre, l’atmosphère confinée vous cuit à l’étouffée. Il pense : air conditionné en panne ?

S’essuie d’un revers de bras.

Il voit mieux, désormais, ce qui ne change pas grand-chose puisqu’il n’y a rien, ou si peu à voir.

ou alors comme ça…

A propos de g@rp

Longtemps écrivain de tiroir, g@rp éclot sur Internet en 2002. Son nom apparaît dans les remerciements de Claro, traducteur des « Lettres de Pelafina » (annexe de La Maison des feuilles) de Mark Z. Danielewski (Denoël), puis il mûrit sur Darbraleph.org où ses nouvelles sont publiées en ligne, au coeur d’un véritable labyrinthe à vocation ludique et artistique dont il réalise l’index. En juillet 2004, « 6H50 corniche Kennedy » est sélectionnée à l’occasion du concours « Nouvelles sur la ville » par la rédaction du quotidien 20minutes, qui la publie à raison d’un chapitre par jour. Depuis, ce gastéropode marseillais encoquillé, inconditionnel de Claro et Fabrice Colin, dont il a été un des relecteurs, a notamment publié "Motel et autres légendes urbaines", "Locked-In-Syndrome", et revendique l’appellation d’origine incontrôlée : "auteur labyrinthique bourré de TOC"

5 commentaires à propos de “transversales #04 – Greyhound”

  1. Le monde selon toi est une fournaise extraordinairement étouffante. Superbes embryons brûlants d’étrangetés dont l’écriture calorifugée me donne envie de boire un verre d’eau fraîche, même en plein hiver. Il y a tant à voir.

  2. Facile de se défiler et de dire Pas de suite !!! On a chaud et on voudrait lire encore quelques pages, des glaçons plein son verre!!
    Bravo pour ce coup de chaleur 🥵 Réussi !