transversales #04 | trois lignes

Henri Michaux

Ce n’était pas la première fois qu’il quittait la maison le soir après 22h. Il parcourait des kilomètres longeait les quais s’asseyait au bord de l’eau. Il sortait de son sac à dos son instrument africain une sanza et improvisait. Ce petit piano à pouces lui convenait pour sa simplicité et sa musicalité. Un soir il avait franchi la porte entrouverte d’un jardin. Il s’était arrêté devant un massif de renoncules il avait cueilli au hasard une fleur l’avait mise délicatement dans sa poche. Il en était ressorti au bout de quelques minutes avait regagné son domicile. Assis sur le canapé durant plusieurs heures il n’arrivait plus à se lever il n’avait plus envie de se lever, il écoutait un enregistrement un univers sonore qu’il venait de découvrir. Aucune musique jusqu’ici ne l’avait plongé dans une telle émotion. C’est comme s’il avait quitté le monde de tous les jours le monde ordinaire. Il avait la sensation de changer de forme sous l‘effet des vibrations comme dans les figures de Chladni.

La veille du drame la femme avait entendu projetée plus fortement que d’habitude la singulière musique dont elle ne connaissait ni le compositeur ni l’interprète, une voix puissante rauque à l’écho tour à tour bestial ou céleste qui la fascinait et l’éprouvait. Les sons s’échappaient de l’appartement du troisième étage de l’immeuble d’en face occupé par un jeune homme solitaire. Elle était inquiète un peu sans raison ce jour-là. La nuit dernière un rêve l’avait hantée une image la superposition de deux visages celui du jeune homme d’en face et celui qu’elle observait dans ce même immeuble à la même fenêtre quelques années en arrière. Celui dont elle avait vu un jour la photo dans le journal après sa mort dramatique ce jeune homme jamais abordé et pour lequel elle éprouvait le remords de ne pas l’avoir secouru à temps. Quand elle apprendrait le lendemain la mort du second retrouvé au bas de l’escalier elle s’évanouirait. S’interrogerait-elle sur son regard distant curieux qui ne portait pas chance. Ses remords d’antan allaient se réactualiser. Elle avait eu tellement de mal à se libérer de l’image de la première disparition.

J’ai retrouvé l’amie avec laquelle le jeune homme avait partagé toute la soirée la veille de sa mort.

(Je ne sais plus si elle m’a dit)

– il était enjoué, détendu, nous avons bu un verre ensemble mais il ne m’a pas embrassée, je n’ai pas osé le faire moi-même, il n’était pas disponible dans ce registre-là

(ou peut-être)

– son visage s’est tendu lorsque je lui ai posé une question sur le concert auquel il avait assisté la veille dans un auditorium tout près de chez lui

(c’est possible mais je n’en suis pas sûre)

– ce concert l’avait profondément troublé la musique et la chanteuse, une japonaise je crois. Ce dont je me souviens parfaitement c’est la couleur de ses yeux, plus sombres et intenses que d’habitude. À un moment donné il s’était levé avait saisi un carnet l’avait ouvert avec une certaine fébrilité puis me l’avait mis entre les mains en me demandant ce que je pensais du texte écrit. C’était un poème court non signé. Je me souviens seulement d’une expression « Archipel nocturne ». Il s’était avancé vers la fenêtre s’était penché plus que de raison il n’avait pas écouté mes commentaires puis il s’était retourné et m’avait dit connais-tu cette musique, ce chant ?

(oui je suis sûre de ses mots)

– il m’a dit précisément : « cette musique est celle du compositeur Giacinto Scelsi. Je suis touché par l’effet planant de ce flux sonore et par la voix de la chanteuse si gutturale si primitive. Plongée dans un monde invisible. »

(oui c’est exactement çà qu’elle a rapporté)

–il a reparlé de son désaccord avec son père de ses études abandonnées. Décidément il ne pouvait plus se résoudre à poursuivre des études de commerce il avait changé d’univers.

A propos de Huguette Albernhe

Plusieurs années dans l'enseignement et la recherche. Passion pour l'histoire de l'écriture, la littérature . Ai rejoint l'atelier de FB en juin 2018, je reste sur la barque. Je vis actuellement à Nice mais reste très attachée à ma région d'origine, l'Étang de Thau, Sète, Montpellier et les Cévennes.

6 commentaires à propos de “transversales #04 | trois lignes”

  1. Beaucoup aimé la troisième ouverture…
    elle très vivante… on est pris, on avance à petit pas, l’amie nous révèle des mots, des paroles… c’est vraiment bien de passer par ce témoignage et j’aime la forme que tu lui donnes avec des paroles rapportées et entre parenthèses des nuances comme au théâtre
    beaucoup aimé, oui…

  2. D’accord avec toi Françoise, ouverture à poursuivre et à creuser
    intéressant de se livrer à des sortes de variations qui nous entraînent à aller plus loin
    merci de ton passage qui me ravit toujours

  3. Une histoire multipliée par trois points de vue ; on pourrait continuer d’apercevoir et de découvrir le personnage par d’autres biais et d’autres perspectives, mais il est déjà là le récit, et c’est cela qui est bien ! Beaucoup aimé.

    • merci Helena de ton passage.
      bonne idée suggérée, d’autres biais encore pour approfondir le personnage