Françoise Gérard | Derrière le masque

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J’aime écrire, dessiner, prendre des photos et partager sur mes blogs Le vent qui souffle, Regards , Pastels . Je suis également présente sur Instagram , Twitter et Facebook avec les pages Le vent qui souffle, La Fin n’était pas écrite, 23 heures, 58 minutes et 20 secondes.

20. Prendre le temps


Les arbres verdoient sous l’eau bleue du ciel et la lumière rousse de l’automne, somptueuse... un vieil homme vêtu d’un manteau noir avance lentement avec un gros sac sur le dos, une grappe de ballons colorés prêts à s’envoler tire sur la ficelle qu’il retient de sa main droite... l’atmosphère semble festive, comme au printemps, quand la vie recommence... la ville a des airs de village... marcher sans se presser vers une station de métro ou un arrêt de bus est un plaisir rare... une cour, une impasse, une placette se découvrent au détour d’une rue fréquentée, les automobiles ignorent les petites rues adjacentes recouvertes des gros pavés d’autrefois, quand les roues des vieilles carrioles rebondissaient sur la chaussée... le nez en l’air, on se surprend à rêver, sans le souci de traverser dans les clous ou de se protéger des voitures sur les trottoirs étroits, entre les rangées des vieux immeubles placides de la ville ancienne... la ville se raconte de rue en rue et transmet des histoires... ici vivait Prosper Mérimée, là se perpétue le souvenir des Enfants Rouges... dans le Marais, on n’entend plus le roulement des valises traînées par les touristes venus visiter la capitale... des cyclistes passent en chuintant... on prend le temps, murmurent les roues, on prend le temps de se glisser dans la ville... des commerçants prennent l’air sur le pas de leur porte, des enfants jouent... leurs éclats de rire fusent loin des rumeurs de la cité... les dernières pluies ont laissé flotter un parfum d’humus, des marrons brillent au milieu des feuilles mortes, l’automne, ce jour, est ludique et paisible... Isabelle Vrignod ramasse quelques marrons et les essuie soigneusement pour les faire luire avant de les mettre dans ses poches...

 

19. L’homme d’à côté


Rami n’était qu’un petit revendeur de cannabis mais il avait été pris dans une nasse avec des trafiquants de drogues dures et avait déjà fait de la taule... six mois ramenés à trois grâce à une remise de peine... pas envie de renouveler l’expérience... il continuait pourtant à dealer... la famille avait besoin de l’argent que son trafic rapportait... et qu’est-ce qu’il aurait pu faire d’autre ?... son cinéma intérieur lui faisait miroiter une vie de rêve... il n’était pas devenu footballeur professionnel mais pouvait connaître la gloire comme batteur... le groupe venait à peine de se former, le nombre de vues sur YouTube ne cessait d’augmenter, les potes avaient des idées plein la tête, et lui, alors qu’il avait été le cauchemar de ses professeurs, il écrivait des textes qui accrochaient l’auditoire, et il aimait ça... il déversait sur les mots écrits comme sur ses instruments de percussion les flots d’émotions qui le submergeaient, c’était une sorte de shoot, il avait l’impression fabuleuse de décoller du réel... il n’avait jamais été du bon côté de la réalité... s’il était repris par la police, il serait épinglé comme récidiviste... il s’en foutait d’être considéré comme un délinquant, il en ressentait plutôt de la fierté, c’était son code d’honneur à lui et celui de ses potes, mais retourner en prison mettrait un terme à ses rêves actuels de batteur, un autre prendrait sa place dans le groupe, l’augmentation du nombre de vues sur YouTube ne le concernerait plus, et ça, c’était insupportable, c’était mortel... les drones au-dessus de sa tête le poursuivaient comme un essaim de guêpes... il avait rabattu sa casquette sur les yeux... jouer au chat et à la souris avec les keufs ne l’amusait plus, le jeu était devenu trop sérieux, il se sentait presque vieux, la prison l’avait plombé, il avait envie de tourner les pages d’un autre livre... il arpentait les rues de la ville comme s’il voyageait à travers l’histoire d’un homme qui serait lui et ne le serait pas... il n’était pas un habitant de cette ville, il habitait à côté, dans une banlieue... il avait envie de se nommer ainsi, l’homme d’à côté... il écrirait l’histoire de cet homme, une histoire qu’il voulait extraordinaire, l’histoire d’un percussionniste d’exception qui créait des tubes... le livre serait publié en même temps que le dernier succès du groupe, on ferait la fête, des producteurs de cinéma souhaiteraient faire un film sur lui et ses potes...

Codicille : En traversant la ville, Rami traverse sa vie en imaginant ce qu’elle pourrait devenir si... s’il ne retournait pas en prison, s’il devenait célèbre... Ce n’est pas un journal, mais comme dans un journal, il fait le point sur son existence, et la traversée mentale qu’il fait a lieu hic et nunc, pendant qu’il parcourt les rues de la ville survolée par les drones qui contrôlent la population, après le premier confinement mis en place par l’Etat pour enrayer la pandémie de Covid-19...

17. Une journée banale


proposition de départ

Évidemment, et heureusement, le pire n’était pas certain... Isabelle Vrignod s’agaçait... elle n’aimait pas ces formules toutes faites qui ne veulent rien dire... il y avait de par le monde des centaines de milliers, des millions, des centaines de millions de personnes pour lesquelles le pire était en train de se produire... Son projet de roman prenait l’eau... elle avait conscience de ses faiblesses... une sensibilité exacerbée qui l’empêchait de plonger dans ce qui faisait mal, de prendre à bras le corps la dure réalité, de mettre des mots sur les douleurs de ses personnages... en les tenant à distance pour éviter de souffrir, elle les enfermait dans un monde déréalisé qui manquait de chair et d’épaisseur... il faisait froid... tout était gris, le ciel, la route, les gens, la ville, la vie, tout était triste, comme déjà endeuillé... les phares des voitures parvenaient mal à traverser le crachin qui ne cessait de tomber depuis le début du jour... les vitrines des magasins, leurs enseignes lumineuses, entretenaient un air de fausse gaieté contredite par l’attitude des passants qui se dépêchaient d’atteindre leur destination... l’air, comme les cœurs, était lourd et faisait espérer la neige, qu’elle efface le trop de peine, qu’elle pardonne la noirceur du monde, qu’elle transfigure la réalité... c’était une journée d’hiver banale, elle serait vécue comme la fin du monde... car le monde pouvait vraiment s’arrêter... il s’arrête en vérité à chaque fois qu’un drame survient ou qu’une vie s’essouffle... les images s’enfouissent alors au plus profond de la mémoire... on ne voit plus rien, ou presque plus rien... comme un rideau de pluie, une vague de brouillard, des ombres furtives, d’étranges lueurs, l’écran vide d’un cinéma inanimé... on essaie alors de saisir quelques bribes d’une pellicule fantôme... d’en faire un montage... de visionner en aveugle ce que l’on ne peut plus voir... c’était un jour d’hiver... tout était gris... François sans doute... Rami ?... Élodie ?... Alex ?... le décor, les circonstances ne seraient pas les mêmes... mais ce serait, quel que soit le personnage mis en scène, un jour banal, qui devient pour lui la fin du monde...

J’ai essayé d’exprimer implicitement ce que ne pourrait pas être le roman, indépendamment de ma volonté... il y a peut-être des écritures impossibles...

16. La fin d’un monde


proposition de départ

Écrire pour quitter le réel ?... Fuir la dureté du réel pour l’adoucir par la fiction ?... Pourquoi tenter de dérouler le papyrus du roman en train de s’écrire, pourquoi essayer de le sortir du néant ?... Parce que le réel est trop lourd et qu’il faut l’alléger ?... Parce qu’à travers le tamis des mots peut surgir de l’or ?... Parce qu’un roman peut refaire le monde, non pas le dupliquer, mais le recréer comme si c’était le premier jour ?... Les personnages prenaient corps en se nourrissant de son corps, qui semblait pouvoir se démultiplier à l’infini, devenir une multitude de corps, chacun possédant une parcelle d’elle-même, chacun d’eux vivant de sa vie passée et présente, avec ses rêves, ses doutes, ses peurs, ses espoirs et ses désespoirs, ses luttes, ses échecs, ses victoires, sa joie et son mal de vivre, ses renoncements, ses élans... Comment le dire ?... Comment se dire sans le dire ?... Écrire pour soi ?... Pour essayer d’atteindre les autres ?... Pourquoi cet effort sur le long terme, cette propension obstinée à former des alignements de phrases qui se poursuivent jusqu’à la fin d’un livre ?... La pandémie faisait prendre à l’écriture une tournure inattendue, comme si la réalité dépassait la fiction... Personne n’avait imaginé cela, le monde entier retenant son souffle, les populations confinées, les télévisions publiant et commentant chaque jour les tableaux de bord de la contagion... Pourquoi en faire état ?... La fin du monde n’était qu’une vue de l’esprit, la fin d’un monde était sans doute en train de se vivre... La crise sanitaire se doublait d’une crise économique, le cadre et les codes de la vie sociale volaient en éclats, les experts se chamaillaient, des gourous apparaissaient... À quelques semaines seulement de l’élection présidentielle qui devait décider du renouvellement ou non de son mandat, le président des Etats-Unis, qui se comportait souvent lui-même comme une sorte de gourou invincible, venait d’être hospitalisé... plus personne ne savait de quoi l’avenir serait fait...

Codicille : Le pourquoi et le comment de l’écriture… comment le dire ? pourquoi écrire ? questions inépuisables… le langage en lui-même n’est qu’un outil de traduction des sensations confuses, des sentiments fugitifs, des intuitions et des idées qui nous traversent… chacun-e de nous est sans cesse confronté-e à ce problème de traduction… la littérature est sans doute le lieu où le problème de l’adéquation entre ce que l’on voudrait dire et ce que l’on exprime se révèle avec le plus d’acuité…

15. Recadrage


proposition de départ

La file d’attente était interminable. Élodie patientait devant le labo depuis déjà plus de deux heures. Elle avait fait la fête avec ses ami-e-s et se sentait visée par les campagnes d’information du ministère de la santé qui voulait sensibiliser les jeunes qui n’appliquaient pas les gestes barrières au danger que les personnes âgées de leur entourage ne développent une maladie grave en cas de contamination. Au vu du nombre de personnes qui stationnaient sagement devant elle, en respectant la distance physique recommandée, il se passerait encore au moins une bonne heure avant qu’elle ne soit admise dans le centre de dépistage. Alex avait de la chance, il n’était plus qu’à quelques mètres de la porte d’entrée. C’était un drôle de type. Quand on arrivait dans la salle de cours, on ne s’étonnait plus de le trouver royalement installé, les pieds sur une table et le dos bien calé contre le dossier de sa chaise, en train de se curer les ongles ou de jouer avec une petite balle en mousse, coiffé d’un Borsalino, d’un Stetson ou d’un Cordobes enfoncé sur les yeux ou tiré vers la nuque, au gré d’une humeur que personne ne parvenait à interpréter, et que seuls deux ou trois mystérieux et fugitifs acolytes, aperçus parfois aux abords de la fac, pouvaient peut-être déchiffrer. Il mâchait continuellement du chewing-gum et ne répondait jamais aux questions autrement que par des borborygmes accompagnés d’un regard froid et moqueur qui décourageait l’interlocuteur le mieux intentionné. Les professeurs n’essayaient plus d’en tirer des paroles construites mais l’interpellaient de temps en temps pour plaisanter et mettre les rieurs de leur côté. Il restait impassible, mais si la plaisanterie durait trop longtemps, il crachait son chewing-gum en décochant des regards que personne n’avait envie de soutenir... Sa présence dans la file d’attente pour se faire dépister ne cadrait pas avec le personnage, avec son indifférence aux autres, avec le mépris qu’il affichait pour tout ce qui relevait de la simple civilité... De loin, debout comme tout le monde et les bras ballants, il paraissait inoffensif, et d’apparence presque chétive…

Codicille : Mon personnage secondaire est à la limite de la caricature, mais nous avons tous connu dans les amphis un ou une étudiante cultivant son image ou son originalité, version dandy ou version « je n’en ai rien à foutre »... Dans la file d’attente, sorti de son contexte habituel, il redevient humain.

14. Le réel dépasse la fiction


proposition de départ

Isabelle Vrignod rêvassait en savourant son bâtonnet de glace. La pénombre de la salle, à peine éclairée par la lumière tamisée de quelques appliques, favorisait un état mental propice à l’accueil des personnages romanesques qui peuplaient son imaginaire... mais le réel dépassait souvent la fiction... elle n’aurait pu transposer tel quel, sans le rendre invraisemblable, le dialogue étrange qu’elle avait eu récemment, au cours d’une soirée de rencontres littéraires, avec une sorte de revenant... L’homme était encore jeune... Il était seul dans sa voiture... la pluie, l’orage, le vent... il en avait perdu le contrôle... « J’étais dans un état de conscience inhabituel... il me semblait que je volais... que je survolais le monde aussi facilement et plus vite qu’un oiseau... je pouvais aussi me déplacer dans le temps, descendre en flèche vers n’importe quel point du globe et remonter instantanément en faisant varier le curseur des époques traversées... je rencontrais des gens, je leur parlais, je découvrais leur univers et leurs préoccupations, je m’étonnais, pleurais, riais avec eux... je pouvais multiplier les expériences, les renouveler, quitter un lieu à une époque donnée et y revenir, chercher d’autres cieux à n’importe quel endroit de l’espace-temps, me perdre, m’oublier, fixer des repères et cartographier l’infini à l’infini, j’avais l’éternité devant moi... je devenais peu à peu omniscient, mais je n’avais pas le pouvoir de changer radicalement les choses... je n’étais pas Dieu... je pouvais seulement, comme n’importe quel être humain, apporter une aide ou un réconfort, à hauteur d’homme, aux personnes qui m’interpellaient... » Il aurait voulu oublier les malheurs et les drames de l’existence humaine, effacer sa face noire, ne vivre que par amour, à l’aube de l’instant présent... Il souriait mais semblait lutter contre des fantômes, avait le regard fuyant, ne répondait pas directement aux questions... Oui, l’Antarctique se morcelait, oui, les glaciers disparaissaient en faisant s’écrouler les montagnes, oui, la planète bleue se disloquait, oui, le dérèglement climatique s’emballait, oui, l’humanité n’avait plus que l’équivalent de quelques secondes pour tenter de l’enrayer... il aurait aimé être une sorte d’archange ou de prophète pour marquer les esprits des foules et leur dire STOP ! Tous ensemble, nous allons réussir !... Mais il reconnaissait avoir du mal avec sa propre vie... Il acceptait la réalité mais en refusait le caractère fatal car derrière la fatalité se cachaient trop souvent l’égoïsme, la bêtise, l’arrogance, le cynisme... La tristesse de sa physionomie, mêlée à la douceur de ses traits, donnait envie d’aborder avec lui des questions plus intimes... Oui, d’une certaine façon, il avait vu l’envers des choses, ce que l’on ne voit jamais, ce qui reste toujours caché, il avait découvert sa pré-histoire personnelle et celle de ses proches, compris les tenants et les aboutissants de son paysage mental comme on saisit la cohérence géographique d’un territoire en grimpant au sommet d’une colline, mais en revenant de cette exploration hors du commun, il n’en avait gardé que des souvenirs confus... comme si le gardien de ces régions inaccessibles avait jeté un voile sur sa conscience pour lui permettre le retour à la vie... mais lui savait, il savait qu’il avait vu au-delà de toutes limites, il savait qu’il avait eu accès à la totalité du monde, il savait que le principe même de la Vie n’était plus au centre des activités humaines... privé de lumière, il restait un Voyant, il ne pouvait oublier qu’il avait vu...

Codicille : Mon personnage Isabelle Vrignod, supposée être romancière, rencontre une sorte de revenant, qui pourrait être l’un de ses personnages…

13.


proposition de départ

François fonçait dans la nuit comme s’il traversait un no man’s land, à la poursuite des ombres fuyantes qui le narguaient de l’autre côté du pare-brise. « C’est la vie ! » chantait Khaled dans l’habitacle. Quelle vie ?... Celle d’un musicien de talent comme le père d’Elise obligé de travailler en usine pendant toute sa vie pour faire vivre sa famille ? Quelle vie !... Gagner sa vie, certes, mais à quel prix ?... Une vie de chien, ce n’est pas une vie !... Élise voulait rompre les chaînes... trouver une sortie pour quitter l’autoroute qui avait canalisé leur vie... « On va s’aimer, on va danser, oui, c’est la vie ! » clamait inlassablement le chanteur dans les oreilles de François... Il organiserait une grande fête pour Élise, ils chanteraient ensemble la chanson de Khaled jusqu’à en perdre le souffle, ils poseraient la première pierre de leur nouvelle demeure à l’écart de l’ancien monde, au sein de la communauté des défricheurs de rêves pour lesquels oui, c’était cela la vraie vie, rêver le monde et le construire comme dans les rêves !... Sois réaliste, la vie ce n’est pas ça, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche, descends de ton nuage, prends tes responsabilités, assume, tu n’es plus un enfant, tu es trop sensible, il est temps de grandir, tu dois t’endurcir, la vie est un rapport de force, il faut être un battant... les injonctions venues de l’ancien monde, martelées par les personnes dotées d’autorité comme autant de mantras dévoyés, saturaient l’espace psychique dans lequel se débattait chaque individu jeté dans le grand bain social... Le chacun pour soi, la mise en concurrence impitoyable rendaient les gens mauvais, et c’étaient les plus mauvais d’entre eux, dans les deux sens du terme, car ils étaient à la fois méchants et incompétents, qui accédaient le plus souvent aux postes de commande... l’ancien monde marchait sur la tête !... Il était temps qu’il reprenne les rênes de sa vie, qu’il s’éloigne à tout jamais de tous les Bruno, Marc et autres imposteurs sinistres qui peuplaient les bureaux chargés de gérer une organisation de la vie parvenue à ce degré d’absurdité ou de cynisme... Le père d’Elise avait le dos voûté, son corps en souffrance était comme une métaphore de l’inversion des valeurs qui avait perverti le corps social, une image de la soumission de la population voulue par le pouvoir détourné de sa mission démocratique et républicaine... Les masques, dont le port avait été rendu obligatoire dans les rues, illustraient de façon ironique la mascarade générale... on avançait désormais ostensiblement masqué, le bout de tissu posé sur le nez annonçait d’une certaine façon la couleur, nous étions tous des histrions... Les paroles simples et répétitives de la chanson de Khaled faisaient du bien. « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie ! » La vie, François ne voulait plus passer à côté. S’aimer, être heureux et contribuer au bonheur universel, n’était-ce pas là l’essentiel ? Le bien commun n’était plus dans le viseur des personnes qui tiraient les ficelles, il fallait quitter la scène et cesser de jouer dans leur déplorable comédie... François cherchait depuis un moment à quitter l’autoroute, mais c’était comme dans la vie, il en était devenu prisonnier, il serait obligé de rouler pendant plusieurs dizaines de kilomètres avant d’atteindre un échangeur... « C’est la vie, on n’y peut rien »... Combien de fois avait-il entendu prononcer cette formule de résignation sur un ton fataliste ?... Certes, la vie était semée d’embûches et de douleurs, l’opacité du monde était angoissante, les questions fondamentales que se posent très tôt les enfants ne reçoivent jamais de réponses... le deuil récent de sa mère avait fait de lui de nouveau un enfant, qu’elle ne pouvait plus consoler... mais il imaginait facilement ce qu’elle lui dirait, la vie continue, tu te dois d’être heureux !... Danser, aimer, vivre au lieu de survivre... François découvrait à quel point ses plus grands désirs avaient été mis sous le boisseau, à quel point criait en lui la vie qu’il avait laissée s’étouffer... il riait, pleurait, chantait avec Khaled dans l’habitacle lancé à pleine vitesse sur la route nouvelle qu’il découvrait devant lui... mais la voiture s’était mise à déraper sur la chaussée glissante, il en avait repris le contrôle de justesse... c’est la vie, on n’y peut rien ?... il venait de se cogner au réel... dégrisé et secoué, il se moquait de lui-même... si, on peut toujours quelque chose...

Codicille : Pour scander les pensées de mon personnage enfermé dans l’habitacle de sa voiture, j’ai choisi l’expression « c’est la vie ! » qui me semble remplir une fonction voisine des expressions « le fait que... c’est un fait... c’est comme ça... »

12. Métamorphose


proposition de départ

Il faisait nuit noire... La violence des bourrasques, le fracas des torrents de pluie sur la tôle menaçaient l’habitacle, semblait-il, de pulvérisation... la tête du conducteur était sur le point d’exploser, son corps se tassait sur le siège, sa conscience se diluait dans les ruissellements de l’eau... sensation angoissante de se vider de sa substance humaine, de devenir une sorte de gastéropode à l’intérieur de la coquille métallique du véhicule, de glisser sur l’asphalte avec des mouvements de reptation... de la fenêtre mal fermée de la portière avant droite coulait un filet de pluie grasse... de la bave ?... sursaut de dégoût, éclair de lucidité, la chaussée s’illumine sous les feux de route pleins phares, la voiture bondit en reprenant de la vitesse...

Codicille : Souvenir personnel d’une conduite difficile en pleine tempête et clin d’œil à La Métamorphose... La personne au volant pourrait être mon personnage François, après la halte qu’il a faite sur une aire d’autoroute.

11. Depuis la nuit des temps


proposition de départ

Des mains se déployaient en ombres chinoises, les doigts s’élançaient dans le vide et en ramenaient des formes qui apparaissaient et disparaissaient à toute vitesse, succession vertigineuse de silhouettes, animaux, personnages, cortège de toutes les créatures du monde comme au matin du premier jour, ou, en accord avec le catastrophisme ambiant, avant le Déluge, au moment d’embarquer sur l’Arche de Noé... La joie, la tristesse, l’enthousiasme ou le plus grand désespoir s’incarnaient au bout des doigts de l’artiste d’un simple jeu de ses mains en créant l’illusion, l’espace d’un instant, d’apercevoir réellement le dos voûté d’un vieillard fatigué ou le geste empressé d’un jeune homme offrant un bouquet de fleurs à sa bien-aimée... Le documentaire sur les spectacles d’ombres donné en première partie de séance se poursuivait par la chorégraphie du collectif Die Mobilés, silhouettes humaines sorties des collages de Matisse évoluant autour de la planète bleue puis sur le fond rouge d’un coucher de soleil, et se transformant, par la grâce du rapprochement des corps, en oiseaux migrateurs, éléphants, ours ou manchots menacés d’extinction par les fumées noires d’une forêt calcinée sur la planète en feu... Les mains tâtonnaient dans l’obscurité pour ouvrir un sac, en sortir le téléphone portable, désactiver la sonnerie, prendre un bonbon, un mouchoir... La pensée d’acheter à l’entracte un bâtonnet de crème glacée, gourmandise autrefois trop chère pour la bourse des parents, donnait à son auteure l’impression désagréable d’une insouciance coupable... Objets de réprimandes, les mains oisives ou maladroites, pour se faire oublier, se cachaient dans les poches... Depuis la nuit des temps, combien de mains malhabiles ou talentueuses, légères, délicates, épaisses, pesantes, carrées, allongées, fines, fortes, noueuses, déliées ? Combien d’empreintes laissées sur les parois des grottes, les cahiers d’écolier, les murs des cités, les murs des prisons ou des universités ? Combien de mains heureuses ou désespérées ? Combien de mains bâtisseuses, de mains expertes, de mains virtuoses ? Combien de mains abîmées par les travaux quotidiens ? Combien de mains généreuses, de mains tendues, de mains sur le cœur ? Combien de mains aimantes ayant pris soin de la Vie ? Combien de mains avaient détruit, hélas, ce que d’autres avaient construit ?...

Codicille : Il était tentant, dans une salle de cinéma, de faire appel au théâtre d’ombres et d’évoquer les jeux de mains ou avec le corps des artistes illusionnistes...

9. Une ambiance de fin du monde


proposition de départ

Il faisait nuit. La lueur des lampadaires était blafarde et brouillée par les traits obliques de la pluie. Des trombes d’eau s’abattaient sur le sol avec un bruit de cataracte. Des résidus d’essence irisaient les flaques. La silhouette d’un homme courait entre les bâtiments de tôle... Le soleil couchant, à peine une heure plus tôt, embrasait l’horizon dans une ambiance de fin du monde, le bitume flambait, les parois métalliques rougissaient, l’air paraissait saturé par des nuages de cendres, l’incendie crépusculaire ne laissait intacte aucune surface !... Vue du haut d’un pont qui la surplombait, la station-service faisait penser aux jeux de construction des boîtes de Meccano... quelles images auraient traversé l’esprit d’une personne suicidaire, au moment de sauter, en apercevant ce fragile assemblage ?...

Codicille : J’ai choisi comme lieu l’aire de repos où mon personnage François s’est arrêté pour boire un café, sans le mentionner… l’homme qui courait, c’était peut-être lui ?… J’ai tenté de dramatiser le spectacle banal de la station-service en l’évoquant de nuit, puis au soleil couchant, et vue du haut d’un pont…

8. le rayon vert


proposition de départ

Des tons fauves étalés sur les bas-champs inondés. À perte de vue la plaine qui court, et le ciel rempli d’azur !... L’eau s’est substituée à la terre, les saules ont déposé leurs pleurs sur les marécages gelés. Sur les nappes immobiles, sur la végétation figée, sur les teintes uniformément éteintes, une lumière rousse fait flamber la vie...

Très haut dans le ciel planent des milans noirs... le regard embrasse toute la chaîne de montagnes, sentiment d’être sur le toit du monde !... les sommets scintillent sous la lumière éblouissante et dorée du crépuscule... la ligne rouge de l’horizon vacille, se laisse absorber soudain par un rayonnement vert... épiphanie, cadeau du ciel !... les deux couleurs s’appellent ou s’affrontent, cèdent, réapparaissent, clignotent, se stabilisent quelques fractions de seconde à tour de rôle, font trembler le trait lumineux qui encercle les montagnes... le rayon vert s’affirme pendant quelques instants, longs comme l’éternité...

Une plage immense et déserte, de grandes échappées bleues dans le ciel parcouru de nuages blancs, le vent qui fouette le visage, les odeurs marines, le cri des mouettes, le bruit des vagues...

Un ruisseau dans une clairière, des paillettes de lumière à la surface de l’eau, l’ombre des feuillages, le bruissement des feuilles, un chant d’oiseau, des froufroutements...

Par la fenêtre ouverte après l’orage pénètre une odeur d’herbe mouillée... sur la table, un herbier, des pinces et quelques fleurs séchées... le tonnerre gronde encore au loin, mêlé aux rires des enfants...

Une cabane au bord d’un étang, à l’intérieur un énorme bric-à-brac, bottes, souliers, paniers, filets, flacons, jumelles, revues, appeaux de toutes sortes... une flambée dans un poêle à bois, un vieil homme qui attise le feu...

La pluie tapote les vitres, le poêle ronronne, des voix chantonnent, la soupe du soir se prépare, les flammes crépitent, les assiettes et les couverts sortis de l’armoire invitent à se mettre à table...

À l’arrêt sur une aire de repos pour boire un café, François formait le numéro de téléphone d’Élise de façon compulsive... ce n’était pas normal... il l’imaginait traversée comme lui par le souvenir des lieux associés aux joies qu’ils avaient partagées... non, ce n’était pas normal... elle aurait dû répondre à ses messages...

Codicille : J’ai accueilli cette proposition comme une respiration. J’ai aimé pousser les murs, élargir le champ de vision, focaliser sur de petites choses...

7. le piège commença alors de se mettre en place


proposition de départ

Le ciel comme unique paysage enveloppant le ruban de l’autoroute isolée de tout repère caractéristique qui pourrait retenir le regard... le ronronnement assourdi du moteur, inaudible au commencement du voyage mais devenu obsédant... les panneaux qui balisent l’itinéraire... les voitures moins nombreuses qu’avant le confinement, celles qui se font dépasser, celles qui doublent, celles qui sont croisées en sens inverse sur l’autre voie séparée et que signalent de loin les feux de position... la monotonie de la conduite, son caractère hypnotique, les pensées chagrines qui envahissent le conducteur... Le soir de ce vendredi-là, François était parti seul en week-end avec le moral en berne. Élise lui reprochait ses contradictions depuis déjà un certain temps, et le confinement avait exacerbé les tensions... Dans un mot scotché sur la porte du frigo, elle avait écrit son besoin de prendre du recul... elle ne supportait plus l’écart permanent entre la vie dont elle avait rêvé et la réalité dans laquelle elle se sentait engluée !... son départ pouvait devenir définitif... Il avait laissé plusieurs messages sur son répondeur, elle ne rappelait pas... Dans l’habitacle, le film de leur vie passait en boucle... première séquence au pays de l’enfance, quand Élise entra dans son existence... la petite fille ne perd pas une miette du spectacle de l’emménagement de ses nouveaux voisins... leurs regards se croisent, elle lui sourit, le prend par la main, l’emmène courir sur de nouveaux chemins... les parents nouent des liens d’amitiés, le fils ou la fille de la seconde famille est adopté... souvenir nostalgique de la petite ville du Nord qui fut le décor de leurs éclats de rire insouciants et de la tendresse qui les unissait déjà !... les deux font la paire, disent les gens dans le quartier en les voyant toujours ensemble... à l’adolescence (séquence suivante), ils découvrirent avec un étonnement émerveillé qu’ils étaient amoureux !... Élise est belle, si naturellement belle !... elle trouve qu’il a de très beaux yeux verts, elle aime sa fantaisie, son enthousiasme, tous deux vivent l’instant présent avec intensité, ne se préoccupent pas de leur avenir professionnel, se passionnent pour l’ornithologie, restent des heures en embuscade pour observer le vol très rare d’un balbuzard, s’engagent dans des mouvements alternatifs de défense de la nature, se font surnommer, en famille, les sauvageons... leurs parents ont des métiers pénibles, gagnent difficilement leur vie et pèsent bientôt de tout leur poids affectif pour enjoindre aux « sauvageons » de poursuivre des études « sérieuses » qui offrent de « bons débouchés »... le piège commença alors, troisième séquence, de se mettre en place... ils font d’abord semblant de ne pas entendre, puis tentent de résister en faisant appel à toute leur énergie vitale pour échapper à ce qu’ils considèrent comme une mort annoncée... la raison raisonnante de leurs parents (mais aussi et surtout peut-être, l’affection qu’Élise et lui leur portent, et la connaissance qu’ils ont de leurs difficultés matérielles) finit par triompher... la quatrième séquence est celle de leur entrée en classe prépa, véto pour Élise, agro pour lui... souvenir effroyable des contraintes auxquelles ils furent soumis !... mais ils sont dans le même lycée, c’est encore le bonheur... Dans l’habitacle où le film passe en boucle, le conducteur se lance à la poursuite du temps perdu, de tout ce temps perdu qu’il lui faut prendre maintenant de vitesse, qu’il lui faut rattraper et ne plus laisser s’échapper !... Car le piège s’était refermé... les habitudes, un certain confort, les parents qui vieillissaient, la force du quotidien, une résignation insidieuse à laquelle il s’était laissé aller... il n’avait aucune excuse !... Élise avait raison, il ne la décevrait plus, il prendrait le virage qu’il souhaitait en réalité autant qu’elle, ils retrouveraient la joie et l’enthousiasme d’autrefois, ensemble, ils graviraient de nouveau les montagnes !... Élise était son alter égo, il ne pouvait imaginer vivre sans elle...

Codicille : Lancer une phrase au passé simple en évoquant ensuite au présent ce qu’elle implique m’a permis, me semble-t-il, de sortir de la simple narration et d’ouvrir des fenêtres... J’ai pu approfondir la psychologie de François, introduire le personnage de sa compagne, nouer quelques fils qui pourraient devenir le canevas d’une histoire…

6. nom, prénom !


proposition de départ
nom, prénom !

Silvio, Giovanni, Élodie, Isabelle Vrignod, Rami, François, Bruno, Marc (et les autres), prénoms ou noms de personnages tous issus de la vie réelle... une mise en musique avec la voyelle i dominante, contrebalancée par des o et des a... Élodie à elle seule est une mélodie... deux femmes seulement pour le moment, mais François aurait pu être Françoise... dans la vie réelle, Marc s’appelait Rémi, mais il ne le méritait pas... Rémi, Rami, ramage ?... Rami a le sens du rythme et joue de la batterie dans un orchestre... Isabelle est la seule (à ce jour) à dévoiler son nom, elle se demande si des personnages sans nom peuvent entrer dans un roman... Les noms qu’Isabelle Vrignod pourrait donner à ses personnages : Silvio Baldini, Giovanni Garzetti, Élodie Rossignol, Rami Alami, François Traversier, Bruno Desruel, Marc de Montmesnil, Elise Mussey (compagne de François, apparaîtra bientôt)… La romancière potentielle qui les a sortis du néant se décidera-t-elle à compléter leur prénom par un nom ? A ce stade, elle préfère le flou… Sans doute ne sont-ils pas encore bien installés dans le roman possible à venir, à moins que ce ne soit l’auteure elle-même qui doute de la possibilité de leur existence…

Mistigri

Dans le journal qu’elle avait acheté au kiosque avant de s’installer à la terrasse, on s’interrogeait sur le monde d’après. Les populations confinées avaient vu le ciel redevenir bleu et entendu les oiseaux revenir chanter dans les villes. Sur tous les continents, l’arrêt des activités humaines ne relevant pas des besoins essentiels avait fait disparaître les nuages de pollution, des habitants du nord de l’Inde avaient pu admirer au loin, pour la première fois depuis des dizaines d’années, les cimes enneigées de l’Himalaya ! Les images satellites des métropoles et des grandes zones d’activité économique n’avaient jamais été aussi pures. Les citadins, souvent en télétravail, avaient réappris la lenteur et s’étaient mis à rêver d’un autre monde possible, l’opinion publique mettait enfin au premier plan de ses préoccupations les questions écologiques et le réchauffement climatique... Poussée à l’optimisme par le bien-être qu’elle ressentait à l’instant t sur la terrasse exposée au soleil, Isabelle Vrignod avait envie de croire qu’il ne serait pas nécessaire de se battre pour qu’advienne un monde meilleur, les utopies que l’opinion attribuait encore récemment à des rêveurs illuminés commençaient à prendre corps dans l’imaginaire collectif, libéré, semblait-il, par la crise du Coronavirus... L’épidémie s’arrêterait d’elle-même, les arguments sanitaires utilisés pour surveiller la population ne résisteraient pas aux aspirations libertaires, les policiers cesseraient de patrouiller partout, dans les villes, sur les plages et même en montagne ou dans les grands espaces naturels déserts, les drones et les hélicoptères disparaîtraient de l’horizon !... Un jeune chat noir aux pattes blanches, qui frémissait et s’agitait en somnolant, avait choisi pour sa sieste l’un des endroits les plus ensoleillés de la terrasse. Comme lui, Isabelle se lovait dans le creux de son confortable fauteuil, la nuque posée sur le haut du dossier, les yeux à demi fermés mais attentifs aux menus événements qui se produisaient, signes adressés aux serveurs, allées et venues, regards échangés... Elle aimait ce moment privilégié de la journée, suspendu entre les activités du matin et celles, non encore entamées, de l’après-midi. Cette sensation de légèreté était accentuée par la sortie récente du confinement. Les visages masqués et la patrouille volante empêchaient cependant de se laisser aller complètement à la douceur de l’instant. Les éléments insolites qui s’étaient introduits dans la vie de tous les jours ne semblaient pas troubler, apparemment, Mistigri venu ronronner contre ses pieds appuyés sur la barre transversale d’une chaise... il ne se fit pas prier quand elle se pencha pour l’attraper.

Codicille : La question du nom est fondamentale. Mes personnages sont légers et flottants, le prénom suffit probablement à les instituer comme personnages potentiels, mais le nom deviendrait sans doute nécessaire s’ils prenaient de l’épaisseur… En leur attribuant un nom par le truchement d’Isabelle Vrignod, j’ai eu le sentiment qu’à l’inverse le nom qu’ils recevaient leur conférait immédiatement une consistance certaine… Avec le texte intitulé Mistigri, j’ai joué avec le nom du chat pour mettre en scène sur la terrasse ma romancière imaginaire…

5. en quête d’auteur.e


proposition de départ

Isabelle Vrignod se posait des questions. Elle avait fixé les grandes lignes de son projet d’écriture, mais elle hésitait sur le format. Long ou court ?... Roman ?... Nouvelle ?... Elle aimait la concision et s’était lancée dans une entrée en matière assez percutante sans toutefois se décider à continuer sur cette trajectoire rapide. Elle avait envie, pour une fois, de flâner, de prendre le temps de regarder le paysage, d’en absorber tous les détails, de laisser courir sa plume (ou, plus exactement ses doigts sur le clavier) sans la (ou les) brider, de se laisser étonner par l’imprévu des mots, de suivre toutes les pistes qu’ils amorceraient, de n’exercer sa censure d’auteure qu’in fine, si le récit l’exigeait. Elle laissait les personnages venir à elle tranquillement, les regardait s’approcher sans les brusquer, s’amusait de leurs contours flous, surprenait parfois un geste ou une attitude, croquait une silhouette, permettait à son imagination de faire un galop d’essai... L’un de ces personnages en quête d’auteur—e venait de regagner son bureau. Léger sourire aux lèvres, les yeux perdus dans un rêve, il allume son ordinateur machinalement, entend la sonnerie du téléphone, hésite, pousse un soupir, se saisit du combiné : « Oui, non, mais non !... D’accord, oui, j’arrive »... il repousse brutalement son fauteuil, réajuste sa veste, s’empare d’un dossier, se dirige vers la porte d’un pas rageur, appuie trop fortement sur la poignée mal fixée, la remet en place en fulminant, jette autour de lui un regard contrarié, referme la porte sur son monde intérieur, plonge, mine renfrognée, dans le corridor... Qu’adviendrait-il de lui ?... Isabelle Vrignod fit signe au serveur de lui apporter un nouvel expresso, l’après-midi ne faisait que commencer...

Codicille : Je me suis inspirée de la proposition tout en essayant d’écrire ce texte dans la continuité des précédents sans a priori, toutefois, sur ce qui pourrait être, ou non, un début de roman... Le personnage d’Isabelle Vrignod m’a poussée à tenter de brouiller la frontière entre réel, réel supposé, rêverie, fiction, celle imaginée par Isabelle Vrignod, celle en train de s’écrire...

4. enfin seul !


proposition de départ

Seul, enfin seul, enfin seul au monde devant la beauté du monde !... Il a planté sa tente face à la mer, dans le creux d’une dune, en prenant soin d’en camoufler le toit (pour le rendre invisible aux drones ou à tout autre appareil de surveillance volant) avec de longues tiges d’oyats entremêlées de giroflées, de panicauts ou de liserons des sables... Il se sent apaisé, en accord avec lui-même, dans une relation non conflictuelle avec le monde débarrassé des interactions humaines... Il habite l’instant présent, il coïncide avec tout ce qui l’entoure, il est la brise légère qui lui rafraîchit le visage, la lumière douce du soleil qui n’en finit pas de se coucher au soir d’une longue journée printanière, le sable qui coule entre ses doigts, l’oyat qui chatouille sa joue, l’oiseau qui gazouille non loin de son oreille, le vrombissement sourd des vagues mêlé aux cris des mouettes, l’odeur marine apportée par le vent... Plus rien n’a d’importance... Ses pensées se laissent absorber par le sable, emporter par le vent, dissoudre par la mer... La conscience qu’il a de lui-même se dilue dans les miroitements de l’eau... Il s’endort avant la nuit et se réveille au milieu des étoiles... Un grondement de tonnerre accompagne les claquements secs de la toile secouée par le vent et de grosses gouttes de pluie commencent à s’abattre sur la tente brinquebalante (il manquait des piquets) ; il n’avait pas consulté la météo ni prévu que la nuit serait fraîche et se sent soudain en colère contre lui-même et contre la terre entière... Il était arrivé au bureau, venait d’allumer son ordinateur, ne pouvait s’empêcher de sourire... ses rêveries l’emmenaient souvent dans ce genre d’impasse !... Demain, avant de partir, il vérifierait l’état de son matériel...

J’essaie d’avancer dans une certaine continuité, et j’ai tenté d’utiliser la psychologie de mon personnage François pour traiter de façon douce puis rude la proposition n°4.

3. le grand soir


proposition de départ

Demain soir, il partait en week-end... loin de la ville et de ses miasmes, loin de l’ambiance déplorable du bureau, loin de lui-même et de ses problèmes, sans doute, mais quelle marge de manœuvre avait-il en réalité ?... Il avait envie de se donner une seconde chance, de se donner les moyens, cette fois, de réussir sa vie... Qui n’avait jamais rêvé de tout quitter ?... De tout recommencer ?... Était-ce vraiment utopique ou si fou que cela ?... Ne serait-il pas absurde, au contraire, de s’accommoder d’une existence qui devenait de plus en plus insupportable ?... Évidemment, demain soir, son échappée n’excèderait pas les cent kilomètres autorisés depuis la fin du confinement. Échapper aux contrôles et embarquer incognito dans un avion devait être plus difficile en ce moment que pour Carlos Ghosn quand il s’était enfui du Japon !... Demain soir... il préparerait le grand soir ! Celui de son grand départ, du début de sa nouvelle vie, de sa libération, de sa renaissance, de la réalisation de ses rêves, de son envol, de son retour dans une patrie qu’il n’aurait jamais voulu quitter (et ce ne serait pas un Impossible retour car personne ne pourrait plus jamais le garder prisonnier !), il prendrait la clé des champs, la poudre d’escampette, quitterait la file des assignés à résidence qui se croisent dans la ville à tous les coins de rue avec des airs lugubres, il mettrait un terme à la comédie de son existence et de la vie sociale à laquelle il était contraint, pour lui, ce ne serait plus jamais, avec ou sans masque collé sur le nez, métro-boulot-dodo !...

Codicille : Je ne parviens pas à me motiver pour l’exercice en double, version nouvelle ou version roman, ni à développer ce texte qui sera peut-être un jalon me permettant plus tard de traiter vraiment la proposition ?...

2. vue plongeante


proposition de départ

François se disait, en regagnant son bureau, qu’il était un extra-terrestre. Il ne parvenait pas à s’intéresser aux enjeux de pouvoir qui rythmaient la vie quotidienne de son environnement de travail. Il en subissait pourtant les effets et aurait dû au moins se protéger des retombées délétères que cette ambiance suscitait ! Les petits chefs l’agaçaient au plus haut point. Bruno, par exemple... il était plutôt beau gosse et se croyait super intelligent, alors qu’il était insupportable et souvent ridicule ! Marc était encore pire. Derrière son air innocent de fils de bonne famille, il se comportait avec un cynisme et une méchanceté inégalée ! Cette scène où, à la suite d’une réorganisation des services, on lui avait demandé de voir avec une employée handicapée comment elle pourrait s’intégrer dans l’équipe... il ne lui avait pas laissé le temps de s’expliquer, n’avait pas demandé l’avis de ses collaborateurs, s’était lancé dans une tirade sur la façon dont il concevait le travail : pas de place pour les mi-temps ou les horaires aménagés, pas question d’investir pour acheter du matériel de bureau adapté ou agrandir les ouvertures de portes !

Codicille : Je n’ai pas d’idée a priori, je ne sais pas où je vais, je me laisse porter par l’écriture et les propositions. Je me suis spontanément installée dans le moment présent, caractérisé par cette pandémie inattendue qui nous oblige à porter un masque. Ma mémoire, en tant que réservoir d’impressions et de souvenirs, alimente mon texte au fur et à mesure....

1. le temps de tout et de tout le monde


proposition de départ

Les gens avançaient masqués, pas de façon métaphorique avec un visage insincère (qu’il n’était plus possible d’essayer de décrypter car il était caché), mais avec un morceau de tissu bien réel apposé contre le bas de leur visage, de la racine du nez au menton. Seule l’expression des yeux et leur mouvement permettaient de jouer à deviner ce que les personnes croisées ou côtoyées pouvaient avoir dans la tête. Des hélicoptères et des drones surveillaient les allées et venues de la population, qui retenait sa respiration au sens propre tout autant que figuré, pour se protéger d’un méchant virus apparu quelques mois plus tôt et dans l’attente anxieuse d’un avenir proche qui ne promettait rien de bon. Les événements prenaient en effet une mauvaise tournure. Mais Silvio, le serveur du bar italien qui venait de réaménager sa terrasse pour accueillir les clients dans le respect de la nouvelle réglementation sanitaire, savourait le moment présent en respirant les effluves du printemps de ce bel après-midi ensoleillé de la fin du mois de mai, et souriait derrière son masque. Debout derrière le comptoir, son patron Giovanni remplissait des colonnes de chiffres en soupirant et en se passant souvent une main dans les cheveux. Le report des charges, les subventions, les facilités accordées par la banque pour rembourser les prêts allégeaient momentanément le poids de ses soucis, mais si le virus ne disparaissait pas bientôt en rendant inutiles les précautions actuelles qui avaient pour conséquence la division par deux de la clientèle et donc du chiffre d’affaires, il redoutait de devoir mettre la clé sous la porte. En passant devant le bar, Élodie adressa un petit signe de tête à Silvio. Elle aussi souriait derrière son masque, mais Silvio, malheureusement, ne pouvait pas le voir. Elle marchait tranquillement en étant attentive aux sensations ressenties par son corps. Elle aimait sa famille, ses parents, son frère et sa sœur plus jeunes, mais la promiscuité imposée par le confinement lui avait été insupportable. L’annulation des cours et le report des examens l’avaient fortement contrariée, elle n’avait pas de temps à perdre. Elle compensait le faible montant de la bourse à laquelle elle avait droit par des petits boulots qui lui avaient fait défaut ces derniers mois. Et Giovanni n’était pas près, pensait-elle, de faire appel à elle pour aider Silvio à servir les pizzas ! Son regard croisa celui d’une femme assise à une table de la terrasse située juste en face du bar italien. Ce n’était pas la première fois qu’elle la voyait installée là, prenant des notes sur un carnet ou tapotant sur un clavier, une sacoche à ses pieds. Quand elle l’apercevait en début de matinée ou d’après-midi, il n’était pas rare qu’elle la retrouve au retour à la même table avec la même attitude d’étudiante vieillie qui sirote un café en travaillant ses cours. Les hélicoptères bourdonnants ainsi que les drones bénéficiaient d’une vue plongeante sur la ville. Leur œil omniprésent enregistrait la totalité des faits et gestes des habitants, faisant d’eux les personnages d’un roman qui s’écrivait à leur insu dans les circuits électroniques des appareils de l’Etat. Isabelle Vrignod, qui consignait dans ses notes des détails de la vie réelle telle qu’elle la voyait se dérouler autour d’elle dans le but d’alimenter un projet d’écriture qu’elle souhaitait enfin mener à bien, suivait des yeux leur ballet pétaradant en rêvant d’accéder comme eux à une vision panoramique. Au bout de la rue, immobile devant le flux des voitures en attendant que le feu passe au vert, Rami se sentait mal à l’aise. L’escouade volante rompait la tranquillité du moment. Ce remue-ménage dans le ciel ne lui plaisait pas, et machinalement, il avait enfoncé sa casquette sur le bas de son front. De là-haut, le moindre déplacement insignifiant pouvait prendre une importance capitale ! Il n’avait pas envie de vivre en se méfiant tout le temps de tout et de tout le monde...



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1ère mise en ligne 19 juin 2020 et dernière modification le 11 novembre 2020.
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