#été 2023 #04 | Avoirs ou Tiroirs de Mémoires

Pour ces 650.000 Français livrés à l’ennemi par le pseudo-gouvernement de Vichy, pour l’honneur des 40.000 qui y périrent, (dont près de 15.000 furent fusillés, pendus ou décapités) et auxquels la République a attribué la mention « Mort pour la France », la Fédération Nationale des Victimes et rescapés des Camps Nazis du Travail Forcé et l’Association pour la Mémoire de la Déportation pour le Travail Forcé se sont toujours refusés à laisser tomber le voile noir de l’oubli.

Je n’aime pas les gares

Je n’aime pas les trains

Je n’aime pas les hommes en armes qui poussent des personnes contre leur gré  dans des trains.

Je n’aime pas la gare des Brotteaux – même désaffectée – à Lyon

Je n’aime pas ce qui est arrivé à mon oncle maternel

Je n’aimerai jamais les voyages en train où je me sens vite en sueur poisseuse et confinée dans une promiscuité anonyme.

Je n’aimerai pas les bruits du train, ses crissements d’acier et ses odeurs de cambouis cramé

Je n’aimerai pas la crasse des quais et des bâtiments pleins de courants d’air où l’on attend dans le froid et l’ennui.

Je n’aimerai prendre le train qu’avec ma mère la seule personne capable de me rassurer

Je n’aimerai pas raconter cette histoire de train et pourtant il faut que je la réinvente pour elle

Elle prenait le train pour son travail de bonniche, arrivait à la Gare St Paul de Lyon

Elle courait pour sauter dedans et un jour elle s’est ratée

Plusieurs mois de plâtre, jambe immobilisée, bon sang que ça grattait !

Et ces regards concupiscents sur sa nudité forcée d’hôpital

Elle a réclamé une aiguille à tricoter. Pas pour ce que vous croyez.

Elle n’a pas avorté. Une aiguille pour se gratter… Nervosité…

C’était la guerre  il fallait manger…retourner au turbin…

Tu comprends ces histoires de train on te les a racontées en boucle

Tu comprends que  cette histoire de train s’est très mal terminée et il y en a eu d’autres

Tu comprends qu’un train qui part et qui ne ramène pas les gens n’est pas digne de confiance

Tu comprends qu’un train  qui n’avoue pas ses pires  méfaits ne peut pas susciter mon pardon

Tu comprends qu’il n’y a rien à rajouter à ces histoires  sauf à les reconstituer dans les détails

Je ne m’intéresse ni à l’histoire des gares, ni à la vie du rail

Je ne m’intéresse ni à l’enchantement raconté des voyages en train

ni aux crimes qui s’y commettent dans les romans de gare

Je n’aime pas regarder le paysage qui défile aux vitres sales des trains

Je n’aime pas l’éloignement implacable des gens que j’aime en train

Tu ne superposeras jamais la réalité à une fiction d’amusement

Tu ne confondras jamais les trains de ton histoire avec ceux plus riants et divertissants des autres

Tu peux considérer que ce positionnement n’est pas sans raison

Tu n’as pas besoin de partir loin il faut bien quelqu’un pour attendre les retours…

La liste interminable des retours de mémoire…

Tu n’aimes pas les gares

photo sous licence creative commons

Tu n’aimes pas le poème de Blaise CENDRARS

André mort de maltraitance et du Typhus à Dachau pesait moins que 30 kilos …

Tu es plus belle que le ciel et la mer

Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir

Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises

II y a l’air il y a le vent
Les montagnes l’eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre

Apprends à vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends

Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire

Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t’en

Je prends mon bain et je regarde
Je vois la bouche que je connais
La main la jambe l’œil
Je prends mon bain et je regarde

Le monde entier est toujours là
La vie pleine de choses surprenantes
Je sors de la pharmacie
Je descends juste de la bascule
Je pèse mes 80 kilos
Je t’aime

Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1924

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

10 commentaires à propos de “#été 2023 #04 | Avoirs ou Tiroirs de Mémoires”

  1. Très fort. Merci pour ce texte puissant, Marie-Thérèse, où ces « Je « , « Tu », « Elle » nous interpellent, nous convoquent immédiatement.

  2. Eh bien, voilà un texte qui m’a botté le train… et ce n’est même pas un jeu de mot ! C’est fort quand l’écriture parvient à renverser ce que l’on porte d’ordinaire au pinacle… Me voilà décapé dans mes ferveurs sans doute trop mièvres ou trop de routine…

    • Grand Merci ! … pour votre réaction. Le mot « pinacle » que vous utilisez, symbole phallique par atavisme, qui indique les préférences littéraires des générations passées, immergées dans les guerres, et cette contestation émergeante d’essence féminine qui demande des comptes. Les mots et le lexique des grands déséquilibres qu’il nous faut interroger ensemble.

  3. Je ne verrai plus jamais le train de la même façon ! J’adore l’énergie qui se libère ici, qui porte le texte de bout en bout, comme un arc tendu. J’aime que des clichés littéraires soient passés à la moulinette de l’histoire, collective, intime.

    • « la moulinette de l’histoire » c’est bien de cela qu’il s’agit, de tout ce gaspillage de vies humaines pour des raisons folles et qui fait sourdre une colère volcanique que la littérature ne peut pas toute contenir. Quant aux clichés et aux icônes que les institutions brandissent pour prétendre garder la grande histoire, celle des amnésies et des raccourcis, elle est indigente au regard des faits. Témoigner de l’intérieur en visant le témoignage des autres me paraît la seule justification d’un texte comme celui-ci… Merci d’y être sensible et de le dire. Le #3 Bis risque d’être compliqué à écrire…

  4. Quelle force et quelle audace!
    J’aime « La liste interminable des retours de mémoire… »