Carnets individuels | Cécile Camatte

26.

Se projeter est devenu flou. Nettement. Finalement. De quoi demain sera-t-il fait. Comment s’inscrira le temps sans lui. Encore que. Peut-être. Pourquoi pas. Et si. Pause. Siroter un café. Suspendre le moment. Arrêter les questions. Regarder les oiseaux par la fenêtre. Enfoncer sa main dans la fourrure douce du chat. Sourire. Recommencer. Et demain. Mais. Enfin. Quoique. Je me demande. Hésitation. Je ne sais pas. Cela pourrait.  Ainsi. Mais non. Flottement. Errance des interrogations.


25.

Entrouvrir et laisser entrer l’air | il caresse | l’air caresse | l’air visite et transperce | d’abord froid | ou bien frais | il entre | il descend maintenant | passe dans la gorge | bâillement | calme | sérénité | ouvre la gorge | juste comme il faut | détente | bien-être | soudain l’invisible oxygène est plus chaud | présence de la luette | bâillement encore | narines légèrement dilatées désormais | plaisir de respirer |


24.

Sentir le temps qui coule qui passe par la difficulté à se déplier en se levant | le mur regarde mais ne dit rien | le chat non plus bien qu’il ait ouvert un œil | le feu s’est presqu’éteint dans le poêle | silence de cet après-midi au ciel blanc gris | 


23.

Un quatre quart, deux paires de raquettes, trois francs six sous, cinq doigts, sept jours de la semaine, un grand huit, du neuf, un dixième de seconde, sur les coups de onze heures, douze œufs, treize à la douzaine, quatorze livres sterling, quinze joueurs, seize ans passés, dix-sept rue Mozart, dix-huit cents, dix-neuf tout court, allez page vingt, revenez sur vos pas et trois pas en avant, trois pas en arrière, trois pas sur le côté et trois de l’autre côté.


22.

Donner, c’est plutôt une activité de printemps. Offrir du renouveau, trier, se séparer, ne garder que ceux qui seront relus. Les déposer chez l’Abbé, aux compagnons. Souvent, quelques jours après, y retourner pour se fournir en nouveautés. S’offrir alors un livre usagé, un livre qui a vécu, comme une monnaie parallèle, un savoir, de l’écriture qui circule. Roue de la vie, samsāra du livre, des pages. Passage. En déposant, être passeuse, peut-être. Offrande, en tout cas.


21.

Taper des mots, taper des lettres, frapper le clavier cependant sans violence. Combattre ainsi tout au long de la journée. Et réussir cependant, le soir venu, à ne pas avoir pu écrire.


20.

J’ai sorti l’argent après le dernier bip. Suivi toute la procédure. J’ai répondu « Non » à la présentation de la carte de fidélité. Enfin pouvoir payer après la mésaventure traditionnelle suite à une lecture impossible de code barre. La caissière est alors intervenue pour répondre au trop fréquent blocage qui justifie encore une présence humaine. Nul besoin de dire quoique ce soit. La lumière et le son de la machine ont fait leur travail. Elle tape sur le clavier, utilise sa clef puis repart. 

19.

Moi qui ouvre la porte Lui qui entre Il n’est pas seul Elle sourit observe l’échange écoute sans rien dire Lui qui effectue ce pourquoi il vient Moi qui referme derrière eux puis qui réponds avec plaisir au téléphone Lui qui demande Moi qui réponds à ses questions Nous qui parlons agréablement Moi qui pousse la porte puis la tire pour finalement la repousser et entrer Elle qui débute visiblement dans la boutique Moi qui hésite réfléchis puis finis par arriver à la caisse Elle qui demande de l’aide Moi qui repars


18.

Les vagues travaillent. Elles viennent de loin, de l’autre côté de la mer Méditerranée, jusqu’ici. On ne sait pas quand elles ont commencé. Il y a très longtemps, peut-être, quand l’eau calme et lourde tout à coup s’est mise en colère, quand l’eau se mélangea au feu et à la terre, et que dans le ciel il y eut de larges trous, de profondes trombes. Alors la colère de la mer a commencé, une colère qui dure encore. Alors s’est dit peut-être : « Travaillons ! » Et les vagues venues de toutes parts ont commencé à user, à creuser, à cogner.

Le livre est isolé. Il n’est pas mêlé aux autres livres de l’étagère. Il côtoie un bougeoir en métal qui contient une bougie en forme de sapin. Le sapin est en cire dorée. Le sapin est encore emballé dans un papier de soie blanc. Je l’ai ouvert, puis refermé. Regarde la couverture, sirote mon café. Laisse mon esprit vagabonder. Laisse les doigts cogner le texte. Laisse mon esprit se réveiller. Reprend un café.


17.

Multiplier les pédibus — et pas que pour les enfants — Remettre de la musique dans les kiosques — mais avec de vrais musiciens — Supprimer les musiques de supermarché en ville pour les fêtes — aaaaah Noël et ses sirupeux Jingle Bells et autres musiques typiques de décembre — Créer un mur disponible pour des poésies anonymes — il n’y a pas le métro partout et que voilà de la belle musique silencieuse que la poésie — 


16.

Des bottines fauve qui claquent sur le sol | manteau à tendance grisé par les micros carreaux noir et blanc | foulard rouge pour protéger du froid | salopette beige foncé sur lequel s’étend un bavoir — pour l’instant encore propre — doudoune vert pâle | pull moche de Noël et jean Levis | caleçon pour sportif dans une matière un peu brillante mais noire | sous-pull noir et veste matelassée, sans manche, noire également | pantalon violet avec un fin liseré noir un peu pailleté | ceinture en cuir rose argent | blouse aux manches légèrement bouffantes tissu imprimé aux camaïeux de beige violet bleu et noir | écharpe chaleureuse dans les mêmes tons avec une veste en laine moutonneuse proche couleur terracotta | jupe longue violette plissée et spectaculaire gilet noir long aux manches trois-quarts en laine fantaisie | robe verte aux motifs feuilles et gilet long, sans manches, en laine marron et argenté |


15.

Cent dix cent vingt kilomètres par jour | dans un mois c’est Noël | pas toujours évident 


14.

Main sur le rideau. Et le temps qui s’étire pendant la seconde où le polyester se froisse et ouvre le champ du regard vers le jardin silencieux. Ce n’est pas la seconde qui parle de la fine goutte qui s’écrase lentement sur la table en marbre de la terrasse, non, il aurait fallu froisser le rideau plus tôt. Non, c’est ce simple constat : discrètement, comme par mégarde, il ne pleut plus. Et c’est comme si la seconde devenait minute ou même heure en attendant la reprise de la pluie.


13.

Casquette rouge, manteau noir à l’encolure façon fourrure marron et le téléphone sur l’oreille. Avant même que j’ai pu nommer intérieurement que c’était lui, avant même que je constate que je l’ai reconnu, mon corps est devenu immobile. Mes jambes ont cessé de marcher. Juste un peu de temps suspendu. 

12.

Dessous trace de musiques écho chanté son silences qui évident épurent creusent galeries internes soubassements magma créatif qui gronde creuset mots qui brûlent flamboyants ravages phrases calcinées lettres oubliées finitude du soleil terme mutisme des oranges moirés aux noirs inquiétants bleus épuisés souffle éventé crépuscule muet blancs âpres nuits pénibles aube inquiétante banalité douloureuse soubresauts amers et enfin le mot qui explose et jaillit 


11.

C’est Rémi et Colette. C’est le plaisir. Et lire, lire, lire puis faire. Les minuscules, les majuscules. Les pleins et les déliés, les volutes, les hampes, la plume du stylo qui crisse un peu, le papier doux, ou froid, ou lisse. Le violet, le noir, le turquoise. Il y a la poésie. Les images, les impressions. Un baiser, mais à tout prendre, qu’est-ce ? Et les perles de pluie, et les frissons des brises. Les cahiers neufs et puis les contes, les actes, le silence et les livres.

10.

Pendant que je t’écris, ma veste est suspendue devant le poêle pour sécher. Je hais la pluie sur moi, mais l’aime pour la terre. Pendant que mon doigt tapote le clavier, les gouttes de la pluie font chanter le sol. Puis cela s’arrête et le silence surgit. Pendant que je regarde mon chat dormir, il y a mon cœur qui se brise. Et des gens qui marchent, simplement, dehors. Pendant que je regarde le ciel, des satellites tournent dans l’espace. Ailleurs, un homme tombe par terre, évanoui. Pendant que j’observe les nuages qui se regroupent, pas de musique dans la pièce. Seul ce vide inexorablement qui grandit.


9.

Ne pas s’attarder sur la lumière qui caresse le bois du secrétaire, la solitude subie, les sons de la rue qui résonnent au travers de cette maison dépeuplée, les creux et les bosses et les pleins et les vides, et le silence, encore le silence, toujours ce silence. Ne pas s’attarder sur ce trop court échange, ne pas s’attarder sur le noeud dans la gorge. Ne pas s’attarder, continuer.


8.

Max Ernst Laurent Vial Klimt Eastwood Henri Pourrat Jean-Baptiste d’Allard Alfred de Musset Françoise Riazi Corinne Perrin Pascale Bobrzyk Mercedes Benz Pierre et Marie Curie Rémi Richard 


7.

| Deux yeux bruns mi-tristes mi-caresses deux mains fines élégantes et racées des lèvres un peu fines qui racontent les chagrins | Des yeux vifs et rieurs et les rayons de soleils qui les entourent jusqu’aux tempes des cheveux un peu trop noirs qui parlent d’une course contre le temps qui passe | Un crâne rond et doux sous la main une tonsure naturelle qui raconte que le temps est passé et une main qui tremble quelquefois sans que l’on sache vraiment pourquoi |

6.

Personne d’autre que moi n’a remarqué ce minuscule accroc dans le débit de parole un petit ralentissement qui parle de tout de rien une brève hésitation microscopique quasi inexistante petit grain de sable dans une parole fluide qui accroche qui s’accroche qui bégaie insensiblement peut-être qui brutalise légèrement un mot le fragilise le déstabilise insinue un quelque chose de ternaire ou même plus rythmique si légèrement bancale qu’elle semble ne pas être et pourtant

5.

Je n’ai pas vu le ciel ce jour. Il était blanc, pas vraiment uniforme. Je crois qu’il y avait aussi du gris, un gris laiteux, sans consistance. Un gris plutôt monocorde. Un gris monotone. Un réel ciel d’automne. Je ne l’ai pas vu. Mes yeux l’ont croisé sans parvenir à le sentir, ni à le percevoir. Je l’ai regardé, observé, j’ai senti qu’il m’échappait.  

4.

Danse et danseurs. Si vivaces que mon cerveau peine à comprendre qu’ils ne soient pas — plus ? — présents. Je crois que je dansais. Il me semble qu’il y avait un problème et qu’il s’est résolu. Des réminiscences de « Noces » de Stravinsky. Ou pas. Bailler encore. Silhouettes fugaces en tournant la cuillère. Comme des voix qui s’éloignent. De plus loin comme des mots qui s’échangent. Je crois presque les croiser, les retrouver, pour mieux les perdre. Une empreinte présente malgré le vague. Vite, un café.

3.

Peut-être qu’il aurait fallu répondre. Mais il y a la lassitude des réponses. Peut-être qu’il y aurait fallu encore faire des efforts. Mais il y a le plaisir d’écrire. Peut-être qu’il aurait fallu garder des traces. Mais il y a la certitude de la finitude. Le vide qui résonne. Silence.

2.

Odeur qui sature le nez trop-plein qui rend l’écriture nécessaire besoin de s’immerger dans une bulle un endroit de silence un mouvement qui dépose qui repose quelques mots puis d’autres sans rapport brins de rimes résonances assonances différences vagabondages et errances sans queue ni tête le papier reçoit disperse et unifie cependant bâillement mot choisi hésitations gratouillis peut-être ah oui il me semble et non pourquoi pourtant 

1.

Cherche une idée. Cherche un carnet. Trouve un rescapé. CeC

22 commentaires à propos de “Carnets individuels | Cécile Camatte”

    • Ce n’est pas de moi, mais j’ai adoré. Un autre point commun, oui, Clint, et puis la Plaine, Menpenti, les fougasses et les panisses, retrouvés quelquefois lors des congés.

  1. L’éveil en 4 une promesse de lumière … Ce souffle en 6 sa force sans le conditionnel 9 touchée tellement Merci Cécile

  2. Particulièrement sensible au silence qui s’étend dans la 9 et à la superbe précision de la 6 (j’aime aussi beaucoup les autres fragments)

    • Très touchée. Ce silence, ce vide, par toutes vos remarques, je vais tenter d’en faire un fil conducteur, peut-être y parvenir en en gardant comme une ombre délicate.

  3. présence chez toi des sons et de la musique, présence des rythmes…
    et cet homme par terre qui nous bouleverse, on se demande ce qui arrive… l’effet du vide…
    beaucoup aimé ton ciel que tu ne vois pas
    (un grand salut à toi, Cécile)

  4. Dans le 10, j’ai trouvé l’écho à la pluie ! Une pluie haïe… et pourtant imitée quand les doigts se font gouttes sur le clavier. Et qui permet de goûter le silence d’après ? Mais l’inquiétude demeure pour la Terre et les satellites… Comme je plains alors cette intranquillité…