#1 Sur quoi repose

Les talons sur le carrelage de la cuisine résonnent depuis l’étage au-dessus, elle attend, bloquée dans la petite chambre, elle voudrait dormir, oublier ou lire, attend que sa mère soit partie pour se glisser hors de la maison – les pas frottent, s’infiltrent dans son crâne, glissent, vont et viennent – les parents ne doivent pas savoir qu’elle est revenue cette nuit, mais pour l’instant il y a toujours ce frottement des talons affairés sur ses yeux fermés, elle revoit les solides chevilles fermement arrimées à l’entrée de la chambre (matelas, habits jetés à même la moquette d’un gris uniforme) et la voix furieuse de sa mère y pénétrant, C’est chez moi ici!, et justement depuis le matelas où elle reste immobile sous ses paupières fatiguées elle entend les pas dévaler l’escalier, la claudication pesante et empressée, familière, un instant assourdie par le tapis de l’entrée juste derrière sa porte puis l’instant est passé, le battant menant au garage se referme violemment sans que personne soit entré dans la chambre, le moteur démarre, le portail électrique se referme et elle peut respirer, bientôt elle remplit la petite valise et aussi vite que possible elle est dehors, sur le chemin traversant la banlieue sa valisette à la main à songer à cette vague cousine, que restait-il de toute cette existence derrière la porte qui s’ouvrait difficilement tant était encombré l’appartement parisien de cette femme qui, sans enfant, laissa à sa mort de lointains parents débarrasser le logis où elle ne pouvait plus habiter puisqu’il devenait impossible d’y dormir, d’y poser le pied, encombré qu’il était par des paquets, empaquetés dans des paquets, eux-mêmes enrubannés dans un système compliqué de papiers aplanis et enroulés autour d’un objet qu’elle avait adjoint à la totalité déjà existante de ce qui littéralement l’étouffait déjà, tous scotchés à grand renfort de papier collant dans un agrégat cubique aux allures de chimère formant la matière même de cet appartement irrespirable, des paquets à ne plus voir le sol, jusqu’au niveau de la poitrine, jusqu’au visage, des paquets au-dessus de la tête, l’étouffement lent, cet étouffement devenait imminent après des décennies de vie aussi mystérieuse que ce qui l’avait menée à cet empaquettement, mystère dont se soucient peu ses multiples cousins qui s’occupent activement de désosser l’appartement afin de pouvoir le vendre, de pouvoir s’illusionner de sa liquidation, se bercer de l’idée d’en être débarrassé, combien faisait-il de mètres carrés ou de mètres cubes, cela n’a guère d’importance puisqu’il n’était au fond qu’une plaie mal soignée, restait-il d’ailleurs un appartement dans cet appartement où la lumière n’entrait plus, y respirer devient difficile, il n’est d’aucune couleur, d’aucun matériau sinon celui de la suffocation – et arrivant sur la longue nationale elle décide de revenir sur ses pas pour prendre son vélo car elle a les chevilles qui se tordent sur le trottoir et que bientôt il n’y a plus de trottoir, plus rien pour les piétons, elle repose encore sur ce qui se dérobe, qui glisse et qui se sent jusque dans l’os de son tibia, de son coccyx ou de son menton, un sol dur qui lui pousserait depuis la structure même de son corps, un sol en cartilage qui percute et humilie, glissant, qui cahote quand elle monte un trottoir mais bientôt le vélo s’envole à travers la ville, ouvre la voie de la liberté mais une fois installée sur la selle, sa valisette sur le porte-bagage, chaque coup de pédale lui renvoie le sol au visage, chaque avancée lui laisse entrevoir le bitume sur sa joue, sur son oeil, encore un peu de courage, la roue de l’auto manque l’écraser, elle se voit au sol, encore un coup de pédale, la vitesse est libératrice et terrifiante, l’auto la frôle et la dépasse, se rabat rapidement et elle se voit au sol, heurtée de plein fouet par le coffre trop tôt rabattu, l’auto loin sans même avoir senti le choc, ce n’est qu’une illusion se rassure-elle, crispée sur le guidon, le carrefour est passé, monter le trottoir, elle se voit à terre, le sol qui se dérobe et puis qui cogne, la fourche glissant sur le côté et le vélo déséquilibré, elle se sent tomber sur le côté, encore un coup de pédale, avance, rester dans les marquages au sol, un 4×4 s’arrête au feu, elle sent le grognement monstrueux du radiateur presque au niveau de son front si elle osait se retourner, qui lui souffle sa colère, elle voit le choc de l’auto qui démarre sans la voir, la renverserait d’impatience, l’uppercut du sol qui vient à sa rencontre comme une main ouverte à plat qui menace, se voit en plein carrefour disparaissant au milieu des klaxons au sol sans personne pour la remarquer, la chute ne la réveillera pas, bref elle se voit sur ce qui renferme un gouffre où elle s’appuie sans le savoir tout en le sachant, et toujours au fond se trouve la même chute – le dur carrelage de la cuisine, sa soeur là-haut, au-dessus d’elle, devant l’évier, au-dessus des cris, des coups et des gémissements, sa soeur se pousse un peu, sans un regard, pour laisser passer son corps sur lequel pleuvent les coups de pieds des parents furieux et sans cesser de faire la vaisselle, sa brosse mousseuse frottant tranquillement le dos de la casserole, rituel mécanique ordinaire, alors que son corps à elle se rétractant de terreur continue à ramper sur le carrelage, de quel matériau est fait son corps à ce moment, tout s’arrête alors que le corps de l’enfant piétiné comme un détritus traverse la vaste cuisine d’un bout à l’autre, les chaussures distribuent des coups mollement et cruellement placés, humiliants, ponctués de commentaires méprisants, les (un carrelage en mosaïque aux petits cubes disjoints, multicolores, frais en ce début de printemps) cris la poursuivant, l’agonisant d’injures furieuses, jusque dans la véranda où la dédaignant avec dégoût les deux adultes finissent de précipiter son corps mou de terreur dans un chaos approximatif. Elle est descendue du vélo précipitamment, s’est assise sur le bord du trottoir, sans plus de souffle, dans la circulation. 

Et puis tout était redevenu possible sur la large dalle noire de Naples au pavé fumant, sise sur l’explosion imminente du Vésuve (dont sont issus tous les pavés de la ville), menace permanence qui occupe toutes les consciences – la précédente, la dernière fois (avait raconté Gateano, le vechietto qui occupait une autre chambre dans l’immense appartement) c’était en 1941 quand le sang de San Gennaio ne s’est pas liquéfié, et qu’est-il arrivé cette année-là (il passait sous silence le fascisme et la guerre ainsi que l’arrivée imminente des Américains dont le passage agit non comme un antidote mais raviva un poison violent (Malaparte! le nom sonne comme une invocation), la violence, contre laquelle elle semblait s’immuniser par sa propre violence à elle (la ville), celle du peuple napolitain envers lui-même depuis des siècles de dominations successives, celle qui a cours au sein des familles et qui resurgit sous forme de cris, tournée avant tout vers les femmes et les enfants, dans le quotidien du Vecchio Storicho), eh bien, continuait Gaetano, minuscule et sec à la moustache brève, le Vesuvio a craché, il a fait rage et a couvert la ville de sa brûlante fureur (cela, Gaetano ne le disait pas non plus bien entendu, sobre comme il était dans son impeccable chemise, tiré à quatre épingle, sortant de chez le coiffeur ou tout comme, mais cette fureur irradiait toute la ville, sa colère et sa paranoïa) et pourtant tout redevient toujours possible à Naples, même après les pires des catastrophes, la ville en est la preuve même, se disait-elle, car elle pouvait se pencher depuis le carrelage noir et brillant de l’immense chambre aux portes-fenêtres ouvertes sur la ville, face au volcan, qui négligeait la mer – coiffant les douze étages inférieurs que le vaillant petit ascenseur gravissait grâce à trois pièces d’une lire à acheter aux ténébreux concierges et à glisser dans la fente, une fois les deux battants de la porte refermés, vestige d’un autre temps qui vous décollait du sol et vous amenait tout droit sur le long balcon – et surplomber la ville, même si le béton de mauvaise qualité aux profondes fissures qui couraient sur toute la longueur laissait penser que l’eau qui s’échappait de son arrosoir de fortune allait transformer le balcon en sable et faire tout s’effondrer sous ses pieds dès qu’elle s’échinait à arroser les fleurs, à les faire pousser, là-bas elle était parvenue à s’éloigner (autant qu’il était pensable aux yeux des parents) de tout ce qui pouvait lui empoisonner le sang et incendier son existence comme un rideau cramoisi qui s’abat – sur le trottoir à sa hauteur (elle n’y prend pas garde) un enfant trottine, il rentre de l’école attentif aux ruptures du bitume, saute sur le pied droit, bien, pied gauche, une deux, pied droit, une deux, pied droit, une deux, une ligne interrompt le trottoir, pied gauche, zut, surtout ne pas finir du pied gauche, une deux, une deux, ouf une rupture, un-deux-trois pied droit, une deux, une deux, pied gauche, les yeux rivés au sol, pied gauche, non, c’est les crocodiles, vite vite, une deux, pied droit, la bordure du trottoir compte-t-elle comme une rupture, oui, pied gauche, les crocodiles dissimulés dans une eau stagnante, la rivière d’écoulement, pied droit, le passage piéton sur la voie, pied gauche, et puis remonter sur le trottoir, pied droit, pied gauche, pied droit, c’est la maison, il est sauf, il sautille sur le rebord puis avec un grand soupir résolu va sonner chez lui, pied droit. 

Le lendemain elle a presque oublié de son malaise quand elle s’accroupit devant la porte brûlante pour enfourner les lasagnes et pense soudain au vélo qui a de toute évidence dénoncé son passage chez les parents, mais avant que tout s’effondre encore, – Entrez! et la porte s’ouvre sur un petit groupe de ses voisins, quelques bouteilles, quelques plats dans les mains et surtout leurs chaises, sur lesquelles ils s’asseyent aussitôt pour continuer leur conversation, certains descendus en chaussons du second étage, d’autres depuis le rez-de-chaussée n’ont eu qu’à monter l’escalier monumental en bois ancien, les derniers arrivent bientôt sur le seuil avec la table tant espérée qui est accueillie par un hourra, toutes les mains tendues pour l’attraper, soudain la pièce exempte de tout meuble – pas un tapis, pas un coussin à proposer dans la pièce blanchie de neuf (elle en déplora le trop-plein puis suivant les regards perplexes constata avec étonnement que la pièce était effectivement vide excepté un ou deux cartons anecdotiques) – est investie d’une douzaine de paires de chaussures qui s’installent autour de la table, en calent les pieds, pourtant pas besoin de prendre le moindre soin du lino clair qui est bien le seul élément sans caractère de l’appartement, creusé dans un des nombreux anciens couvents à fleur de pavé sur la colline Sainte-Croix laissé par la mairie (à peu de frais) à un immobilier sans scrupules, et elle depuis la cuisine où quelques uns sont venus papoter debout sur le carrelage noir et blanc tout en surveillant le four, rit des dernières déconvenues de l’agence face à leur petite troupe de réfractaires, la soirée passe comme l’éclair, bientôt les uns et les autres s’installent par deux ou trois aux rebords des deux fenêtres basses et profondes taillées dans l’épaisseur du mur en pierre de Jaumont – ce calcaire au grain à 400 Asa, aux ocres chaleureux, sensible comme une madone du quattrocento – bientôt les voix baissent progressivement puis les derniers pas fatigués frottent en emportant la table, les chaises et la voilà seule à s’installer enfin sur le sol pour y exister un peu, le lino muet, atone et pauvrement déroulé d’une usine quelconque; lui vient alors un soupir profond, avant que de rejoindre l’immense chambre claire, l’immense lit bas qui fait ses délices, et elle se prend à rêver – là-bas dans le Sud, aux tomettes de la cuisine marseillaise, toutes intactes surtout à l’intérieur du placard aux casseroles, les ravissants hexagones qui plus sombres et rêches n’ont jamais été polis par les passages, ou encore aux grandes dalles rouge sombre du Lauragais, d’un froid délicieux quand descendant du haut lit en bois fleurant bon le cirage elle y posait le pied pour aller découvrir le jour nouveau qui s’ouvrait sur le monde face à la pente douce qui lui ouvre les bras, les champs de tournesol descendant sur la colline, son parent d’adoption lui installe un petit-déjeuner, met un concerto depuis les porte-fenêtres grandes ouvertes pour saluer le nouveau jour et elle peut, une fois ses tartines avalées, laisser ses sandales près de la petite table ronde afin de goûter au chatouillement doux sous l’arc tendre du pied, fouler l’herbe vive, l’herbe fraîche, oui, peut-être. 

A propos de Emma Des Fleurs

Mondialement contente de me trouver ici parmi {vous}, pour {nous} trouver côtoyés rudoyés caressés par les textes. J'ai travaillé dans les sciences sociales, mais pour l'écriture créative littéraire j'ai mis longtemps à sauter le pas - Baptême de la publication récent (bio éphémère)

9 commentaires à propos de “#1 Sur quoi repose”

  1. toute une terrible histoire racontée par les sols – et aussi les bruits. ces êtres juste vus par leurs pieds c’est saisissant. J’aime beaucoup le passage à vélo, cette violence retournée contre elle avec sa peur des sols, et puis l’appartement empaquetée de la cousine. en fait vous avez travaillé le sol de plein de manières intéressantes.

    • Oh merci Catherine de votre lecture, c’est précieux pour moi! À bientôt sur les pages… 🙂

  2. Ca se lis jusqu’au bout sans lacitude. Il y a une fenêtre sur l’évasion. Une liberté du sujet qui s’ affirme. J’aimerai donner plus de place au sujet, vous le faites bien. Les personnages le sujet auteur, le sujet auteur les personnages. Fiction réalité réalité fiction.
    Ca entraîne et j’aurai bien continué à découvrir la matière.
    Lieu espace moment de vie.

  3. oh le second bloc avec la dalle noire et puis le sautillement (qui ne l’a fait… ?-