# carnets individuels / Monika Espinasse

#03 | il aurait fallu

Je m’apprête à traverser la route. Une voiture pile et s’arrête brusquement. Coup d’œil vers le conducteur. Flash sur la passagère. C’est elle. Je suis sûre que c’est elle malgré les essuie-glaces qui couinent et la pluie qui ruisselle sur le parebrise. Elle était mon amie il y a longtemps. Un jour, elle est partie en silence, sans un adieu, sans laisser d’adresse. Sans donner de raison. Je n’avais pas su, je n’avais rien vu, on était pourtant proches…jamais de nouvelles…La voiture est repartie à toute vitesse. Le moment est passé. Je suis restée là, meurtrie, blessée, impuissante. Trop tard. Encore une fois.

#04 | phrase de réveil

Ce matin encore, émersion d’une nuit sans rêves. Ou sans traces de rêves. Sans souvenirs. Tout est conscience physique. Souffle léger, respiration du ventre, sensation du corps lourd de gisant s’imprimant sur le matelas, sa chaleur irradiant la couette. Pas de crampes, pas de douleurs. Les orteils bougent. Tout va bien. Seuls les yeux refusent de s’ouvrir. Prendre le temps, la mesure de l’espace, écouter les bruits, faire des projets. Ouvrir les yeux. La journée peut commencer.

#05 | ciel du lundi

Ce matin le jour se lève sous un ciel sans espoir | un ciel gris d’enfermement | gris de métal terne | ciel creux sans aspérités sans forme | ciel qui étouffe qui éteint la joie qui anéantit | pas de moutons blancs qui s’emballent sous le vent ni de lueurs dorées de lever du soleil | pas de bleu joie de mauve tendre de rouge feu de noir d’orage | même pas de traînées de suie d’étincelles de neige de vent de sable blond | ni forme ni couleur rien qui accroche l’œil et l’âme | ce matin je suis perdue

#06 | personne d’autre que moi n’aurait remarqué que

Alors elle était là ! J’ai enfin retrouvé ma rose de Noël, celle que j’avais plantée il y a des années, que j’avais changée de place tant et tant de fois, soleil, ombre, chaud, froid, qui ne voulait jamais fleurir, j’avais tout essayé, puis abandonné, oublié. Et ce matin, par hasard, je l’ai aperçue sous un bosquet sauvage aux branches démesurées. Personne d’autre que moi n’aurait pu remarquer qu’elle s’y était épanouie. Personne d’autre ne visite ce jardin, personne d’autre n’y travaille pour avoir des fleurs. Et malgré mon oubli, la fleur a résisté dans ce coin reculé et m’a fait cadeau d’un bouquet de roses blanches, éclat de lumière dans une journée de grisaille.

#07 | chaque visage un trait

Un jeune homme bonnet gris sur boucles rasta blond cendré sourire franc tendant un euro de monnaie entre le pouce et l’index derrière une caisse de superette | Jeune jardinier volubile habillé en noir bonnet enfoncé sur yeux noirs collier noir au menton corps arqué bras maniant une tronçonneuse rouge lourde bruyante | Visage rond corps rond gestes agiles cheveux blonds coupés courts yeux clairs derrière des verres sans monture accueil souriant sous l’éclairage néon froid agressif |

#08 | les noms c’est du propre

Stefan Zweig Renaud Cave Bernard Dubuffet Marie Bonaparte Gustav Klimt Leon Bourrier Michel Roche Amélie Weber Caroline Mai Grégoire Bonnet Adam Rose Jean Bosquet Robert Gaillard Louis Portal Michelle Kovacs Bastien Rossetti Amédée Molines Christine Novak Justin Gruat Jean Monestier Armand Julié Anna Bonnal Eugène Musset Sophie Causse Célestin Freinet Marthe Boyer Jules Laget Augustine Salanson Etienne Comte Yves Castanet Anselme Fayet Emilienne Guibal Fernand Chabrol Emile Zola

#09 | ne pas s’attarder sur

Mauvaises nouvelles dès le matin guerre tortures inflation tempêtes désolation carburant à prix d’or manger des pâtes du riz du pas cher boucler le budget…fermer les oreilles écouter Satie. Travaux sur la route bruit des machines sirènes hurlantes…fermer les oreilles écouter Chopin. Ciel gris maussade tas de prospectus dans la boîte mauvais mails sur le net…fermer les yeux respirer fort. Trop de fatigue trop de charges trop à penser… résister pour garder un peu de joie. Et quel effort pour résister, quelle énergie dépensée, appel au secours, famille, âmes sœurs, amitié, bulle de peinture acrylique pleine couleur, marche à perdre haleine pour retrouver l’inspiration, l’aptitude au bonheur

#10 | pendant que

Pendant que je prends mon petit déjeuner, je pense à ce que je dois faire à manger pour ce soir. Pendant que je consulte mes mails, je me rappelle de faire la lessive. Pendant que j’étends le linge, je réfléchis aux phrases que je dois envoyer avant 18h. Pendant que je marche dans la forêt, j’écris des poèmes dans ma tête. Pendant que je sème les graines, j’imagine les petits soleils qui vont fleurir. Pendant que je consulte le dictionnaire, je m’envole déjà aux pays de mes rêves.

Et en me relisant, je me vois à l’école faisant mes exercices, phrases à tirets ou points de suspensions, textes à remplir à volonté…

#11 | c’est dimanche

Sept ans. L’année lecture. Clouée au lit pendant des semaines avec une scarlatine. Activité principale : dévorer des livres sans retenue. Entraînée depuis la petite enfance à lire sur les affiches, les panneaux, les enseignes, le défi me convient, livres de jeunesse pour filles et garçons, suspense, aventure, même en écriture gothique toujours en vogue à l’époque

Douze ans. Je veux écrire un roman policier ! Sous l’influence des livres d’Agatha Christie dévorés toutes les semaines et l’environnement des romans d’aventures de Karl May, le carnet spécial se remplit d’intrigues, avec un zeste de désert et d’exotisme. J’écris pendant les récréations, pendant des cours sous la table, dans le tram du retour. Passion du moment, comme quelques années après poèmes et chansons.  Qu’est devenu le cahier ? Juste un souvenir…mais j’ai retrouvé les poèmes, pas si mal…

#12 | la grisaille, les dessous

Grisaille. Ce n’est pas du gris perle pigeon velours ce n’est pas une couleur. C’est atone ça aplatit envahit étouffe éteint. Ce sont des tentacules qui serrent l’air dehors ton cœur dedans qui étranglent tous tes élans tes désirs. Ce n’est pas tangible tu ne peux pas lutter tu te perds. Réveil, rebond, mets des couleurs dans ta tête sur les murs dans les cahiers sur les tableaux que tu peindras. Un ciel bleu de rêve, une pomme rouge à croquer, une fleur jaune de lumière. La vie.

#13 | arrêter le monde

Grisaille. Morosité. Flottement. Le téléphone sonne, appel de loin. Voix grave, profonde, douceur de velours, soleil du sourire. Je le vois marcher sur les chemins, je mets mes pas dans les siens, je découvre avec ses yeux, écoute les accents étrangers, ressens la chaleur, entends le battement des vagues, respire les odeurs d’algues et de sel, je ne vois plus la grisaille, je ne ressens plus la tristesse, je plonge dans son monde, pendant quelques instants j’ai quitté le mien.

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.