autobiographies #13 | j’entends des voix

Ma grand mère à moi était une Rakoczi, une famille noble des Carpathes dont est issu, je le dis en passant… le Comte de Saint Germain lui-même que j’ai rencontré plusieurs fois, en tant qu’arrière-cousin. Il n’y a pas de quoi sourire d’un air supérieur. L’existence du Temps est sérieusement remise en question, de nos jours. Quant à ma grand mère prénommée Umbrella, Umbrella Rakocsi donc, elle avait quitté sa famille pour suivre un bohémien dont elle s’était éprise. On croyait à une aventure sans conséquence, et qu’elle allait bien vite revenir au château, mais non. Pas du tout. Elle est devenue gitane pour de bon, elle habitait dans une roulotte à l’ancienne tirée par un cheval ce qui déjà, à l’époque, était devenu assez rare. La roulotte de ma grand mère était d’un orange encore vif malgré les pluies et le soleil, ce qui fait qu’on la repérait au premier coup d’oeil dans le campement, en se penchant entre les poutrelles métalliques du pont. Comme elle disait : J’ai pas été baptisée à la Madeleine, moi. Ma grand mère gitane, elle fumait comme un pompier. On allumait des cierges tous les soirs, tous les soirs c’était la fête dans sa roulotte, sous l’autoroute. Sa voix était rocailleuse, d’un noir-bleu et feuilletée comme le mica, j’aimerais tant avoir la même. Mais ça ne vient qu’aux moments de forte émotion, ou après l’amour. Si elle était sorcière ? Évidemment. Ça saute toujours une génération. Les cartes lui parlaient directement. Quoi qu’il arrive ou doive arriver, elle disait C’est dans l’ordre. J’étais sa préférée, elle m’avait fait une robe en lamé. Sa roulotte scintillait à l’intérieur, tous ces petits objets, vierges ou pas, ça se mettaient à danser quand mes yeux se fermaient. Je m’endormais d’un coup, sur une banquette ou par terre à même la natte. Elle me couvrait, j’ai le souvenir présent de ses mains étendant la couverture. Sur moi. Personne d’autre ne l’a fait depuis, ce geste. Sur moi. Sauf, si, un homme. Mais je l’ai jamais revu.

Je ne veux rien dire j’ai rien à dire je le dirai pas. Les grandes personnes me gèlent le cœur, j’ai peur qu’elles le prennent dans leurs grandes griffes. Je serre les fesses. Elle est si sage, s’ils étaient tous comme ça on s’ennuierait (rire). Tu ne vas pas encore pleurer au moins ? Non non, en secouant la tête, sans le son, ma voix trahirait ma gorge, la boule. Cette maîtresse rit. Ses cheveux roux, ils sont teints, ses cheveux en fils de fer. Les autres, tous les autres, sur moi leurs yeux. Danger perçant. Mon secret ? jamais. Je m’en vais. Je suis là et je m’en vais. Lèvres serrées l’une contre l’autre, serrées pour échapper. Pour pas laisser échapper. Quel secret. Quelle amie, c’est quoi une amie ? Jamais. Les autres filles, elles jouent dans la pièce, moi mes répliques connais pas. Moi pas pareille. Les châteaux forts grande tour les meurtrières les créneaux à l’huile bouillante pour grandes échelles, c’est dans le livre d’histoire, c’est l’image, c’est moi. Elle est bleue et rouge et or. La petite sainte Thérèse à quatre-pattes sur le dallage, c’est dans les bruns la robe de bure le crucifix et elle frotte elle frotte elle tousse elle tousse, elle est malade, la tuberculose. À la fin de l’histoire, son visage emmaillotté du tissu blanc comme un pansement, il est entouré de roses, elle est morte. Elle a bien su échapper, elle est morte. C’est moi. Quand je m’évanouis à l’église que faut rien manger avant de Jésus, mal au cœur et de plus en plus fort le poignard au milieu de ma poitrine, il ressort par le dos. Ça fait mal très mal et tout autour le monde perd sa subsistance ça devient gris les couleurs, je m’en vais. Je suis là et je m’en vais. Je me sépare, je m’en vais. Pétée en pleine messe, en pleine classe, le noir complet. Comme appuyé sur un bouton, une poire, on dit un interrupteur. Juste le temps de voir le noir et puis plus rien. Délivrée partie personne me trouvera. Même pas moi. Même moi, je sais pas où. Je saurai jamais où après le noir. On m’appelle. On m’appelle par mon nom, elle reprend des couleurs mettez-lui les pieds plus haut que la tête. Pas encore ouvrir les yeux, pas encore. Jouir de ces voix ces mi-voix inquiètes. Comment c’est là-bas, de l’autre côté du noir ? Trop tard, j’ai soulevé mes paupières Ah ! elle revient. Tu nous a fait peur dis donc, soupir de soulagement Tu nous a fait peur. Moi j’ai pas eu peur, même plus d’eux, justement. Surprise. Plus peur ! Comme Ophélie. L’ennui c’est que ces moments là, ça ne dure pas. Les perles éparpillées sur le dallage, faut renfiler le collier. Du tous les jours leur regard, leurs mots. Les crouilles les youpins les romanichels, Juliette Greco a des longs ch’veux sales. Il y a un prince sur la couverture de Paris-Match, il a un pull bleu et un bandeau blanc, bien bronzé sur la neige derrière. C’est un prince. Le Prince Charmant évidemment. Le danseur de Flamenco, ses jolies fesses bien bombées, pourvu que sa culotte ne craque pas murmure ma grand mère, c’est professionnel, elle est couturière. Elle me fait toutes mes robes. D’abord les magazines : robe Princesse c’est taille haute. Robe imprimée c’est taille à la taille et jupe très juponnée, une bordure de dentelle blanche à l’ourlet juste en-dessous du genou, faut que ça aille au genou à l’essayage. Palper les tissus chez Rodin, moelleux rugueux lisse grenu. Coton, jersey, lainage voilage satin satinette tulle. Lin. Mais qu’est-ce-que tu fabriques ? L’odeur des tissus, figure enfouie dans les gros rouleaux juste à la hauteur de mon nez. L’odeur de la colle blanche. L’odeur des cahiers neufs, des protège-cahiers en plastique. L’odeur d’une meringue au chocolat. L’odeur de l’herbe après la pluie. Personne avec qui.

Oh la la elle décroche pas elle veut pas. Merde. J’ai dû l’appeler quinze fois aujourd’hui. Marche mon gars, marche comme si ta peine se dissout au choc de tes pas. Voilà une rue bordée d’une longue grille, personne dans le stade, c’est le froid. Et c’est la nuit, 23 h 20 à l’écran. Quel froid. Il faut que je lui dise, il y a des grappes de trésors, des trames des trémolos des orgues qui me pendent par les mains. Ça sonne. Veuillez laisser votre message après le bip. Écoute, écoute moi. C’est moi qui te parle, là. Tu sais qui ? Moi je sais plus. Tu peux pas me jeter comme ça, j’ai mal, j’en chie, tu peux pas. Qu’est-ce-que je t’ai fait ? Qu’est-ce-que je t’ai pas fait ? Oh la la oh la la. J’arrive même pas à trouver les mots. J’ai un trou noir à l’intérieur. Je tombe je dégringole, c’est sans fin. Un trou noir à l’intérieur, ça palpite, c’est vivant, ça a mal. Est-ce-que tu comprends ça ? C’est lâche de ta part de ne pas répondre, c’est du mépris. Je suis pas une chose, merde, je suis une personne. Une personne vivante. Si tu me rappelles pas, là, tout de suite, ce message est celui d’un mort. Je suis pas loin de la Seine. Tu sais ça ? Pas loin de la Seine. Ses bras glacés. Je sauterais du pont. Des pierres dans mes poches. Oh la la. Rappelle-moi rappelle moi (il pleure).

Les passants passent, moi je reste. Une chance que la grille de métro était pas occupée. Dans la rue y a la concurrence, comme partout. Je sens pas le froid. Ils sont tous recroquevillés dans leurs manteaux ; mais moi, regarde : une petite veste, mon jean et une écharpe. Et j’ai pas froid. C’est vrai que la grille chauffe. Mais ce soir je reste pas là. Trop exposée. Il y a une cour avec des arcades, les porches ils sont ouverts. À cause des commerces dans la cour, et des cafés. L’autre jour que j’ai dormi là, une femme m’en a apporté un, de café. Moi qui aurait pu être danseuse. J’étais douée. Mais quand papa est mort, fallait travailler, j’étais l’aînée. Travailler. Tout ce que tu gagnes, ça part illico. Et le chef de rayon. Toutes les caissières y avaient droit, T’es jolie coiffée comme ça Le bleu ça te va. Celles qui couchaient, ça leur donnait des avantages, des petits avantages mais quand même. Alors j’ai couché. Et puis une copine m’a dit si tu t’organises, tu peux t’en sortir toute seule, regarde moi, pas besoin du chef de rayon. Je les regarde passer, les pieds à ma hauteur. Des fois, une femme me file une pièce, les billets c’est rare, des fois elles restent à bavarder un peu avec la bête. Y en avait une qui voulait que je lui raconte ma vie Parlez moi de vous, elle disait, peut-être que je pourrais vous trouver quelque chose. Elle m’a même demandé mon nom. Mon nom. On est déjà ventre en l’air dans la crasse, et faudrait que je lui dise mon nom. Est-ce-que je lui ai demandé le sien, moi ? Le nom, c’est trop personnel. On est déjà tout nu dans la rue sans maison sans rien. Si j’avais une maison j’aurais un nom je serais madame Coincoin de juste après le coin. Ou madame Charmille de la grille en fer forgée ou madame je sais pas quoi des nains de jardins. Mais là, sur la grille du métro, qui je suis ? Rien. Alors laisse tomber les présentations. Va voir ailleurs si j’ai un nom.

Extérieur nuit. J’aime les lumières des réverbères dans l’eau du canal. Je voudrais rencontrer quelqu’un. Je marche, je marche. Quelqu’un qui viendrait vers moi. Sans le savoir évidemment. J’aime le rugueux du parapet, les cassures dans la pierre, la douceur soudaine des plaques de mousse. À l’extrême bout de mes doigts. Quelqu’un, un humain, je voudrais rencontrer. Moi. C’est le Bleu désir. Voilà c’est ça, le bleu désir. Il pousse il pousse. Quoi ? Sais pas. Il chante il chante. Pour qui ? Pour ça. Justement, ce ça vers… qui viendrait vers moi. Tu vois ? C’est pas drôle, je ne plaisante pas. C’est désespoir, merde, tu vois pas ? Si tu me croisais, tu verrais. Il y a des mondes et des mondes. Quel fatras. Rencontrer quelqu’un. Quelle engeance quel engrenage-déchirure. Quelle friture. AH. J’adore ce genre de marches, si vieilles, si douces, incurvées au milieu. Moi qui suis sujette au vertige. Fildefèriste débutante, très débutante, jusqu’en bas jusqu’à la berge. Mes sandales quelle idée, c’est pas la saison, voyons. Fines semelles fines du bison mais fines très fines semelles aux galets ronds, luisants, pas de galets ici, une flaque. Eh oui il pleuvait tout à l’heure. Fines fines semelles dans la flaque. La flaque est une fenêtre. De forme libre sur un monde symétrique au nôtre. Mais oui. L’arbre lance ses racines en l’air dans les profondeurs de l’envers. Qui sont ces immeubles en face, de couleurs pastel, ocre clair vert amande coquille d’oeuf, en rayures verticales ? Pas si verticales, pas si verticales ou plutôt si, verticales mais sinusoïdales. Le front continu des immeubles en rayures verticales de couleurs pastel. En rayures verticales qui font danse du ventre, serpents dressés. Un ensemble parfait. De rire, ils se tordent de rire ! À se taper le cul par terre. Il vaut mieux que je m’asseye. L’eau n’est pas de l’eau, non non. C’est une masse de tout petits serpents, des verrats je crois, brunâtres, ça grouille dans tous les sens, ça se frotte ça se chevauche, dessus, dessous, en perpétuel mouvement, avec une sorte de couinement. Quels sont ces serpents longs nageant dans le canal ? Peu nombreux mais très longs et nettement plus gros que leurs yeux… deux à chaque bout. Des tout petits diamants tout. Jambes ballantes tâter, c’est froid (fines semelles), le bas du jean trempé, moi sens froid monter, on s’enrhume toujours par les pieds disait ma grand mère. Infra-sons. Dans l’eau réside un œil bleu qui palpite. Comme la gorge d’un crapaud. Faire confiance à la force de gravité. Force de Gravité est une reine africaine. D’où les tambours. Impossible de resister. Se pencher, partir, voguer vers le monde de l’autre côté. Lâcher les anneaux, tout lâcher. Sans fin, de l’autre côté.

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.

2 commentaires à propos de “autobiographies #13 | j’entends des voix”

  1. Bonsoir Bizaz, toujours- j’aime bien- ce bruit de tambours et cette odeur de jungle et de café dans vos textes, j’aime tout particulièrement ici le premier avec votre grand-mère la roulotte la couleur orange les objets qui dansent et … la couverture