15 août

Au début on ne pouvait pas dire qu’il y avait foule, sur la plage le matin viennent seulement quelques parents prudents qui ne veulent pas exposer à la brûlure du soleil la chair pâle de leurs tendres rejetons. D’abord un couple de trentenaires avec deux garçonnets intrépides emmaillotés de tee-shirts bariolés aux manches longues, shorts moulants de cyclistes qui soulignent les gambettes allumettes, sous les casquettes criardes leurs yeux écarquillés d’excitation de mettre les pieds dans l’eau. La mère, son corps élancé de magazine dans un nageur framboise, sa main ombre le haut de son visage, les yeux rivés sur les gamins. Le père, géant, torse bombé sur jambes interminables, les joues gonflées d’air pour remplir le petit canot de caoutchouc jaune. Puis la famille-presque-parfaite, avec son attirail de plage, le bébé caché sous un parasol couleur arc-en-ciel, le soyeux du visage grisé du sable qu’il goutte consciencieusement, calé sur le flan de sa mère couchée à même la plage drapée dans un paréo à fleurs géantes, le regard camouflé derrière de larges lunettes de soleil aux verres dégradés d’orange qui mangent un bon tiers de son visage mais laissent filer une fine cicatrice jusqu’à l’angle droit de sa mâchoire. Le fils aîné gratte le sable humide au bord de l’eau pour attraper des vers roses et brillants qu’il jette dans un château moulé en plastique rouge, son père en surplomb froisse ses boucles machinalement du bout des doigts, il règle au téléphone les détails de la prochaine réunion de famille. Sa frimousse pointue à l’ombre d’un bob en Liberty, la cadette mélange de l’eau avec du sable dans son seau illustré de princesses inanimées, pour faire des crêpes. Un peu plus haut vers la digue le groupe d’ados bruyants, c’est étonnant de les trouver si tôt sur la plage, ils ont sûrement fait nuit blanche dans les dunes, leur voix muantes se coincent rauques dans les noms d’oiseaux qu’ils se jettent à la figure, leur gesticulations désarticulées dans leurs tee-shirts oversized jettent des ombres mouvantes sur les corps alanguis de leurs petites amoureuses qui s’agacent de tant de démonstrations et voudraient bien finir leur nuit. À peine le matin s’achève que les pique-niqueurs nous rejoignent avec leur glacière bleu céruléen, commence alors la distribution de boissons pétillantes, de chips aux oignons et ripailles maison. Puis surgit le bonhomme trapu, crâne chauve mais large moustache rousse frisottante jusqu’à la naissance du cou, il harangue la famille dispersée :
— Qui veut des cornichons ?
Et la jeune fille de treize ou quatorze ans, baguettes auburn autour d’une moue triste, recroquevillée en elle-même parce qu’elle ne supporte plus trop les regards appuyés des hommes sur sa poitrine, elle a aussi roulé autour de sa taille une éponge en rayures bariolée condamnant ses jambes telle une petite sirène, tandis que mamie Papillon dans son chandail trop épais s’effondre sur un pliant bleu rayé de larges bandes blanches, les doigts tremblotants autour d’un sandwich aux rillettes elle marmonne :
— ce qu’ils font comme bruit tout de même, on entend à peine la mer.
Et M, le petit garçon qu’on dit atteint d’un trouble du comportement, trop distrait, trop agité, il faut toujours le rappeler à l’ordre, autour de lui trois générations de médecins fortunés qui viennent depuis les années cinquante se confondre ici l’été avec le populo, les blondes en chignons identiques de mère en fille se relaient autour de lui, plus pressantes que prévenantes. Et la mélancolie de ses yeux gris immenses derrière les verres déformants de ses lunettes rouges, mon cœur se serre dès que j’entends l’exaspération manifeste de sa mère à chaque fois qu’il pose une question. Et la paillote où l’on se retrouve au déjeuner — idée folle — sous la bâche c’est la foule des dimanches, des bouches qui bâfrent et parlent à la fois, des mains qui s’agitent dans l’air chaud, c’est à celui qui attrapera le premier le regard du serveur tourbillonnant. Et une petite fille mutique couvertes de traces de crème solaire blanchâtre qui trimballe en cercles concentriques dans une assiette en carton la nourriture grasse du bout de la fourchette, son autre paume écrasée contre son front blême pour le maintenir à une distance raisonnable de la table. Et sa mère fragile qui réfugie ses angoisses dans les colonnes de fumée des cigarettes qu’elle allume en série. Et ce dos rayé de lignes blanches qui dessinent le maillot porté la veille, déjà apparaissent de nouvelles boursouflures rosées autour du deux pièces chamarré arboré avec fierté aujourd’hui. Et encore un petit qui hurle joues cramoisies, les yeux brillants de larmes colériques parce que son frère a léché sa glace, il en a des haut-le-cœur, non il n’en veut plus, le grand peut bien la finir maintenant.

Quand abasourdis nous décidons de revenir sur la plage, nous peinons à glisser nos pas entre les serviettes colorées où se vautrent les corps enduits et odorants d’ambres magiques, nous finissons par retrouver notre place au milieu de la foule qui semble s’être resserrée davantage autour de nous. Et l’effroi me saisit quand je regarde la mer, sept yachts éclatants ont jeté l’ancre dans la baie, ils nous prennent au piège de leurs coques blanches dressées vers la plage, on devine les silhouettes de ce petit monde argenté m’as-tu-vu. Et devant les bateaux un ballet de baigneurs en tête d’épingles. Ce n’est plus une plage, c’est un champ de bataille. Devant, la menace des plaisanciers, derrière, la digue d’où se jettent sans fin des grappes de gamins dont les parents ont renoncé à exercer la moindre autorité, au sud, la masse des aoûtiens en raccourci bloquée par les roches noires des falaises, au nord la même masse se diffuse jusqu’à la pointe de la baie qui ferme la scène : un bouillon d’estivants descendus des campings ruraux, d’habitués du coin qui parfois possèdent derrière la nationale une bicoque aux volets roulants en PVC blancs, de quelques familles plus aisées qui se fondent  dans la foule — on remarque alors le maintien plus droit, le blanc éclatant des shorts, eux, se sont les folies en front de mer qu’ils possèdent. Je cherche une échappatoire, des forces alliées, à droite il y a un grand parasol rectangulaire qui a dû être rouge, décoloré par le soleil il est maintenant d’un rose douteux galonné de franges épaisses, il fait aussi coupe-vent, c’est la base arrière du territoire des sœurs H, des filles qu’on dit de bonne famille, de celles parmi les premières à s’être installées dans la région, bien avant les congés payés de 36. Les deux sœurs remplacent leur mère qui tricotait à l’ombre de la toile au même endroit il y a quarante ans, aujourd’hui les grands-mères ne tricotent plus, elles jouent avec la tribu, leurs cinq petits enfants qui cohabitent le temps de l’été, A et sa mine plate couverte de grains roux, M et son regard de myope doux et lointain, O et son corps immense dont il ne semble pas savoir quoi faire, R qui préférerait lire sous le parasol rose, L pas tout à fait sortie de l’enfance. À gauche, sous un chapeau de paille à larges bords il y a l’ami de toujours, quinquagénaire athlétique, il fait semblant de dormir, parfois sa femme vient le rejoindre, elle pose sur le sable sa longue silhouette blanche de danseuse sans bruit, comme un ruban léger qui glisserait sur un parquet ciré, elle porte un maillot de bain chic à la couleur improbable —l’étrangeté des couleurs comme gage d’élégance. C’est l’heure du marchand de glace qui se fraie difficilement un chemin entre les serviettes colorées et les corps abrutis de chaleur, bonbons, esquimaux, chocolats glacés, les gourmandises bruissent dans les boites isothermes. Les deux plus jeunes de la tribu H se disputent maintenant dans le bassin creusé sur l’estran durant la marée basse, les mains scellées sur leurs pelles-épées de plastique coloré. Et cette mère en panique qui bondit jusqu’au bord de l’eau, elle crie les prénoms des gosses, elle jette sa peur tout autour, la foule se redresse dans un sursaut, toutes les mains en visières pour reconnaître dans le contre-jour les silhouettes des enfants qui manquent à l’appel, on les retrouve sautant dans les rouleaux, l’estomac reprend sa place. Alors c’est la fillette au boucles blondes serrées comme des ressorts qui se met à hurler à son tour, elle était pourtant calme absorbée à aligner de minuscules cailloux en alternances colorées, c’est une abeille qu’elle a écrasé du genou bien malgré elle, il faut retirer le dard, on fait circuler les paquets de gaufrettes aux framboises emballées de papier argenté, la tension retombe.

Vers 18h, comme une vague la foule se retire, les yachts se sont fondus dans l’horizon, c’est l’heure où le vent du large fraîchit les visages, c’est l’heure des retours de pêche à pied, des rinçages, de la petite laine, c’est l’heure où en arrière dans les cuisines on met les marmites à bouillir pour cuire les crustacés.

Court répit sur la plage, une foule chasse l’autre, une bande de mouettes rieuses vient grappiller les miettes crasses, et il y aura regain de foule au coucher du soleil, les amoureux se presseront, il pourrait ce soir y avoir un rayon vert et on sait bien la chance que ce serait alors de l’attraper ensemble, de voir clair dans le cœur de l’autre. Le ciel déchire la brume légère et dévoile la lumière aveuglante du couchant, les photographes amateurs exhibent leurs zooms puissants, si un cheval passe en contre-jour quelle merveille de photo alors, les couples sourient, leurs regards éblouis du ciel rougeoyant, suspendus à l’espoir de la vision magique. Le dernier rayon de soleil s’étale comme une orange liquide sur l’horizon, les amoureux repartent dépités, mais c’est quinze août avec feu d’artifice, autres réjouissances et foule à venir encore.

Après le diner, quand la nuit noire est tout à fait tombée, pas même troublée de lune, les habitants avancent en cortège lent sous les lampadaires de la petite rue qui mène à la plage, le feu d’artifice sera tiré sur le luisant à basse mer. Ils sont descendus du bourg, des villas voisines, sur la grève ils forment une masse incertaine, enveloppée dans l’air humide de la nuit, dont on peine à délimiter les contours. Parfois la luminosité d’un écran de téléphone éclaire étrangement une figure amie, orbites immenses et joues bleuâtres, l’incandescence de quelques cigarettes animent le groupe de constellations éphémères. Dans l’attente, des voix s’élèvent, les faits du jours sont débattus, la présence incongrue de l’abeille au bord de l’eau, ceux qu’on a cru noyés, les yachts dans la baie. Les notes assourdies d’une symphonie héroïque nous parviennent diffusées par un haut-parleur lointain, l’excitation gagne maintenant la foule, premiers cris de surprise feinte quand les bouquets jaillissent dans le ciel. Dans la lumière des feux c’est maintenant une danse de masques colorés, de sourires béats, de visages hallucinés, frémissants d’admiration, parfois aussi de peur, regards illuminés des reflets de gerbes argentées, murmures de satisfaction entre les bruits de tonnerre, un silence suspendu avant le bouquet final — ils ne se sont pas foutus de notre gueule cette année. L’air s’est alourdit de l’odeur de poudre, la fraicheur saisit l’assistance qui se met en mouvement, la plage se vide doucement, on commente la météo du jour et celle à venir, une chance qu’il n’ait pas plu, avec la marée c’est du beau garantit toute la semaine. Vient la nuit opaque qui enveloppe la plage, tout se tait dans le sombre, et c’est seulement les étoiles qui rompent l’isolement, loin de nous une foule d’étoiles dont la lumière nous parvient enfin.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

6 commentaires à propos de “15 août”

    • oh merci Françoise, première fois que je me risque à un texte aussi long, alors si ça marche, tant mieux !

    • Ah merci, elle m’a donné du fil à retordre cette foule, je suis heureuse que soyez touchée, merci encore Nathalie.

  1. oui et toujours dans ces corps demi-nus mais avec leur façon de l’être et des détails de qualité, dans les rapports avec les enfants, la marque sociale qui se voit presque davantage là (ça m’a toujours frappé)
    Les familles aussi (aime avec petite tendresse la petite fille mutique qui dessine dans son assiette et la mère)
    Faut vraiment que j’essaie (juste par envie, sans rapport avec le plaisir et l’admiration procurées là) mais suis si cossarde ..

  2. Elle me ressemble un peu cette petite fille mutique 😉
    Merci chère Brigitte pour cette lecture qui me réconforte, la cossardise je la comprends bien, j’espere que l’envie prendra le dessus !