1 9 7 4 – 1 9 9 4 – 2 0 0 4 – 2 0 1 4

27 septembre 1974

Je suis en CP depuis une semaine. Pour l’occasion maman a coupé mes cheveux au CARRÉ bien propre gentille petite fille qui ne mâchouille pas ses tresses. Résultat : j’ai l’air d’une lune avec une perruque. Chasuble bleue qui gratte sur sous-pull jaune collant je suis serrée comme tout. Ma maîtresse s’appelle madame L., blonde très grande CARRÉ aussi et un drôle d’accent, alsacien me dit maman. Le deuxième jour j’ai renversé mon encrier TACHE madame L. m’a appelé son petit cochon TACHE m’a donné un stylo bille, ça valait pas le coup de me mettre les cheveux au CARRÉ je suis une lune TACHEtée dans un CARRÉ. Je sais déjà lire et j’adore mais écrire, c’est difficile. Ce matin on a fait une ligne de aaaaa, de bbbbb, de babababa, papapapa, lalalala                 lalala dans ma tête la chanson de mon cousin Qu’est-ce qu’y fait qu’est-ce qu’il a qu’est-c’est que c’mec là touttouttou-toutoutoutou □ □ □ □ □ La maîtresse me demande si je suis chinoise parce que j’ai écris de haut en bas, je regarde et oui

les l e tt R e s se tortillent

et et

la ligne

dérape rape

en travers de

la feuille, alors je recommence en pensant à May Linh la petite chinoise de mon livre avec ses belles nattes, toujours si appliquée. Je ne veux pas être un petit cochon chinois avec une perruque. J’ai un peu peur de ne jamais réussir à écrire pourtant j’ai plein d’idées, ce qui se passe c’est que ma tête va plus vite que ma main TACHE Est-ce qu’un jour j’irais en Chine ?

27 septembre 1994

Selva à six heures de canot de Rurrenabaque, Bolivie.

Hier alors que nous nous hâtions vers le point de rendez-vous un orage violent a éclaté qui a duré la journée entière. Tout s’est arrêté à Rurrenabaque voitures, bus, camions, avions, bateaux, la pluie attaquait les rues terreuses creusait cuvettes et trous, le sol se noyait. Nous avons pataugé et esquivé les trous les plus profonds, sommes revenus à la pension, avons étendu pantalons longs larges tee-shirts flottants étoles casquettes couvrantes Reeboks et sorti les shorts. Épuisée par le trajet de l’avant-veille, vingt heures dans un camion déjeté de ballots et animaux, j’ai dormi toute la journée jusqu’à ce que Su Fei me secoue pour aller dîner au Club Social. Nous n’avons embarqué que ce matin sous un soleil de plomb, mon visage cuit encore à l’heure où j’écris. Six heures engoncés dans l’embarcation, six heures de rios, capiwaras et alligators, la rivière est un sillon, elle sépare, elle protège de ce qui grouille dans la touffeur verte, le foisonnement excède l’imagination, la déborde, ici tout déborde. Navigation entrecoupée de livraisons aux habitants de la forêt. Halte sur une des îles, trois maisons noyées dans une débauche de fruits et de plantes, pomelos dulce, mangues pas mûres, tabac, cacao, mani, petits fruits inconnus à la peau marron et la chair orange. Goûtons la pulpe blanche et grasse autour des graines de cacao. Parenthèse : les frères Santo, Willy et Nero sont d’une immense gentillesse et la sueur de Willy sent le caramel. Après l’installation du camp, Klaus, Luc et Willy vont pêcher notre repas (Sabalo excellent poisson saveur suave chair légèrement rosée). Su Fei, Nero et moi explorons l’Île aux singes, une heure de contorsions qui se veulent silencieuses. Après le dîner marche de nuit sur les rives d’un petit affluent, lune descendante depuis trois jours pléiade d’étoiles bruits de la forêt shoot d’oxygène : embrasement malgré l’anxiété que nous ressentons tous. Willy qui lui n’a peur de rien s’est précipité pieds nus dans la rivière et a ramené un petit alligator, dont le ventre n’est pas mou mais aussi dur que son dos. Il est 23 heures. Quelqu’un a laissé son short à l’extérieur des moustiquaires et une centaine de papillons multicolores s’y est agglutinée. Jamais vu quelque chose comme ça.

27 septembre 2004

Pris l’après-midi à à l’écart du monde qui court. Pour une fois me suis abstenue d’une quelconque justification que d’ailleurs personne ne demande mais légèrement culpabilisée, pourquoi ? Comme un vol alors que prise d’air, prise de rien, prise de vide, c’est pas du vol. J’ai noté la demie-journée en congés. Scrupule est un mot de maladie comme scrofule et pustule. Plus un rond pour partir en voyage, en week-end, on fait comme on peut, on se dérobe. Dérobade, pas vol. Des Aborigènes d’Australie partent aujourd’hui pour la Suède afin de récupérer des ossements de leurs ancêtres, qu’on leur avait pris il y a un siècle pour des recherches scientifiques, pour de prétendues études sur l’évolution des races. Les restes de 14 êtres humains de la région de Kimberley en Australie-Occidentale seront remis à une délégation de 11 représentants de la communauté aborigène en fin de semaine lors d’une cérémonie au Musée suédois d’ethnographie. Éteindre la radio. Se dire pourquoi pas quatorze délégués, un ancêtre chacun, se dire que cette remarque est absurde et n’apporte rien, ne pas avoir envie de s’indigner encore mais quand même, là comment vont-ils faire sauf à ce dire que ce qu’on compte ce sont les os pas les morts … s’imaginer le voyage de retour des aborigènes, m’étonnerait qu’il y ait des vols directs … ou alors ils ramènent trois suédois pour une autre cérémonie à Kimberley ? Arrêter les calculs oiseux bazarder le comptage avec la scrofule, les pustules et les scrupules. L’air est tiède et volatil, je me gare avec une élégance de publicité, voiture fermée clic – petit frisson devant la porte comme l’appel d’un dedans qui est le dehors d’autre chose… porte ouverte rcrcr puis vite fermée crcrcr, sac glissé sur la table et je me retrouve joyeuse à m’envoler, rajeunie étourdie. D’abord jouir du vide dans la maison, faire deux trois pas comme ça pour rien, ranger une veste, pousser une chaise, étendre les bras, suspendre le moment de choisir comment utiliser ce laps dérobé. Ne pas oublier de débrancher le fixe et mettre le portable sur silencieux. Toucher des objets comme si ils n’étaient pas les miens, les apprivoiser au un par un, palper leur présence concrète habitée de tas de petites histoires, éviter les souvenirs des objets jetés les jours de grand ménage, objets offerts perdus, offerts cassés, y penser quand même, encaisser image fugace des aborigènes partis en Suède. Dans le canapé me caler face à fenêtre ouverte sur balancements des branches du chêne. Vide intérieur comme une eau fraîche et douce. S’encoquiller dans le vaste, s’offrir une liberté petite limitée mais pas feinte. Ne penser à rien c’est à dire penser à tout mais dans le désordre, ne faire aucun effort d’ordonnancement ou de perspective quelconque. Me lever du canapé pour aller aux toilettes (le corps lui continue sa course) revenir, prendre l’ordinateur pour me mettre à écrire. Votre batterie est faible. Brancher, sortir, petit café et fumer une cigarette, encore les aborigènes débarqués en Suède, le groupe de onze, chacun, s’imaginer le plus jeune. Rentrer. Écrire. Se rendre compte que j’écris, viens d’écrire sans bouger du canapé sans vraiment me mettre à écrire. Me mettre à écrire.

27 septembre  2014

La rentrée, c’est le moment d’arrêter de fumer. Première idée : ressortir le vieil étui monogrammé offert par A. pour travailler à une consommation raisonnée. A. l’a déniché dans une brocante, cuir noir usé, initiales typo sobre relief or, une lettre abîmée, l’air viril, un peu sec. L’intérieur est en bakélite crème avec quelques traces brunes. Qu’en ferai-je après ? Limiter, noter, être fière de moi, compter, conclure                Trop long, fastidieux                  Deuxième idée : la méthode radicale                Mise à l’épreuve : écriture de la dernière cigarette (il y a dix minutes), rien que d’y penser j’y retournerais bien d’ailleurs. Flamme première bouffée avide plaisir puis aucune différence entre les bouffées, la fumée se dissipe dans l’air, en bouche un goût plutôt déplaisant épicé par le café. Dehors un bruit d’outil vrille les oreilles et me gâche le moment. La prochaine sera meilleure                Recherche d’une sensation sans TACHE ? De retour sur le canapé, toujours le café à la main, détendue. Mais pas prête à la dernière, pas prête, dramatiser la dernière, la dernière dramatisée

Je suis sa dernière. Elle a dit ça comme ça. Je vous ai tellement aimées, elle a dit ensuite. Mes sœurs ont disparu les unes après les autres et il ne reste plus que moi. Pour tromper le temps je discute avec l’étui, qui est du genre prétentieux et revenu de tout. Il nous méprise parce que rien ne nous distingue. Et pourtant … chaque fois que ses doigts cramponnaient l’une de nous, l’élue se mettait à exister. C’est elle qui nous donne notre couleur, nous diluons sa tristesse ou ses rires, absorbons ses inquiétudes et filtrons les paroles qu’elle ne dira jamais. J’ai escorté chacun de ces moments d’elle-même et peu à peu, elle m’a apprivoisée. L’étui pense qu’il survivra. Moi, ma vie est brève. Oh, j’ai ce que je mérite : je suis une mauvaise, une presque-rien qui tue. Ses pensées se bousculent, va-t-elle me liquider au plus vite ou savourer mon évanouissement ? L’étui ne cesse de pérorer, son ancien propriétaire si formidable, rien à voir avec cette greluche indécise. Il m’empêche de penser. Elle sort prendre l’air. Et si elle me gardait ? Je me ferais discrète, je lui promets, elle répond je ne sais pas c’est risqué quand même. Dehors l’air est frais la lumière douce. Je sens qu’elle se détache, bientôt elle ne me haïra même plus. En voilà un qui vient vers elle, il me désire si violemment. Elle vacille. Je hurle, non, c’est auprès de toi que je veux vivre, je veux que tu sculptes mes volutes, je veux tapisser ta gorge et mourir dans ton sang, Elle ouvre l’étui qui ricane méchamment. Elle tremble, il lui échappe et nous roulons cul par-dessus tête dans le caniveau. Ma robe blanche est trempée, ma collerette souillée. Elle me regarde avec dégoût. J’ai chu.

Demain peut être …

18 commentaires à propos de “1 9 7 4 – 1 9 9 4 – 2 0 0 4 – 2 0 1 4”

  1. Merci Jérémie Tholomé de votre lecture stimulante.
    Je continue mes lectures en zigzag de tous les 27 septembre, ballade inédite dans le temps.

  2. ça bouscule la langue oui, et j’ai adoré la mise en page si je peux dire, de votre premier 27 septembre, et tout le reste, si envoûtant, un voyage dans votre écriture, Denep…

    • Merci Marlen ! Je vous passe les détails de galère de mise en page, m’a pris plus de temps que le texte ! Du coup je suis ravie que ça fonctionne. Je suis toujours émue de vos lectures de mes textes.

  3. J’ai vagabondé dans votre liberté frissonnante comme la feuille (tâchée !) qui se détache de la branche un 27 septembre, « une liberté petite limitée mais pas feinte ».

    • C’est pile ça ! Merci Chantal de votre lecture toute proche. A très bientôt pour mon retour sur votre texte. Pas encore lu, je voyage en zigzag à mes moments volés.

  4. C’est un très beau voyage dans le temps, l’espace et la langue que vous nous offrez pour ce 27 septembre. Mille mercis !

    • Mille fois merci. J’avais peur que les quatre 27 soient trop différents, pas très cousus. C’était sans compter sur le miracle des regards des lecteurs!

  5. ça voyage ici. Je m’interroge beaucoup sur la prodigieuse mise en page du premier texte. ça me semble impossible sur WP ce truc, mais bon vous avez réussi de clavier de maitre, et puis l’étui comme un personnage, et cette envie redonnée de fumer une cigarette…;-)

  6. Ah mince ! Bon : Ceci n’est pas une cigarette, ceci est l’écriture d’une cigarette. Pour la mise en page j’ai tellement galéré que je suis incapable de me souvenir : un mélange de copié-collé de world et de bidouillages sur wp. Merci d’apprécier 🙂

  7. Suffisamment de temps écoulé entre chacun de vos 27 septembre pour passer d’une vie à une autre – et même se glisser dans la peau d’une cigarette, de l’inédit ! J’aime « la tête qui va plus vite que la main » – de quoi décourager l’écriture en effet ! j’aime bien aussi le moment octroyé, dérobé sans scrupules, avec ce « Ne penser à rien c’est à dire à tout mais dans le désordre » tellement vrai, et puis bien sur cet interstice bolivien qui nous décroche du quotidien d’ici ! Merci à vous pour la diversité de la balade, Déneb !