transversales #03 | exquise vengeance

codicille : j’ai donc pris une de mes compressions et j’y ai fait pousser des branches dans tous les sens. ce faisant, je m’aperçois que j’ai développé une suite à la compression, ce qui anticipait sans le savoir sur la prochaine proposition. en tous cas, si quelqu’un lit jusqu’au bout, je serais curieuse de savoir si on comprend (la suite de l’histoire)

Upday : UN HOMME DE 68 ANS SE SUICIDE EN SAUTANT DU QUATRIÈME ÉTAGE

Banquet tragique à B…. Jeudi 21 novembre aux environs de 21 heures, un homme de 68 ans s’est jeté du quatrième étage de l’hôtel particulier du 9 place des Fédérés, qu’on appelle à B… la grand place. Vu l’heure tardive et le froid, il n’y avait personne dans la rue au moment du drame, les magasins étaient fermés. Cependant madame L…, qui demeure en face de l’hôtel, a témoigné avoir vu un groupe de personnes massées à la fenêtre du quatrième et qui tentaient d’empêcher quelqu’un de se jeter dans le vide. L’homme paraissait être accroché par son habit à l’une des pointes recourbées de la balustrade. La fenêtre donnait sur une pièce peu éclairée, ce qui ne permettait pas de distinguer les détails, mais les mouvements convulsifs « comme ceux d’un fou », ont dû finir, d’après madame L…, par déchirer l’étoffe de l’habit. Tombé du quatrième étage, l’homme est mort sur le coup.

P.V N°2020/011634 PROCÈS VERBAL

l’an deux mil vingt

le vingt et un novembre à vingt et une heures quarante deux

Nous, ACHILLE ROBILLARD

SOUS-BRIGADIER DE POLICE

  • Nous trouvant en service
  • Agissant en matière d’enquête préliminaire
  • Vu les articles 75 et suivants du code de procédure pénale
  • Alertés par une voisine, madame veuve Langlois demeurant 6 bis place des Fédérés, nous sommes arrivés sur les lieux à 21 h 42 pour constater la mort de monsieur Prosit Oscar, tombé du quatrième étage de l’hôtel particulier situé au numéro 9 de la place.
  • Deux témoins, monsieur Meyer Alex et Spitz Bruno, présents près du corps, visiblement choqués, affirment avoir tenté en vain d’empêcher l’homme de se jeter par la fenêtre.
  • Après avoir fait le nécessaire pour faire transporter le corps à la morgue, nous sommes montés au quatrième dans un appartement où, aux dires de ces messieurs, venait de se dérouler le quinzième banquet de la Société Gastronomique, société connue pour ses recherches dans l’art culinaire.
  • La salle du banquet était dans un désordre indescriptible : des débris de verres, carafes, bouteilles et vaisselle brisées jonchaient la nappe qui avait été tirée au sol. Des morceaux de viande avaient giclé sur le parquet où des taches de graisses se mélangeaient aux flaques de vin. La table elle-même, pourtant très lourde, une table en chêne massif mesurant plus de 15 mètres de long, gisait sur le flanc, renversée par une force surhumaine. Certaines chaises étaient brisées. La sauce des plats avait giclé jusque sur les tableaux accrochés aux murs.
  • La cuisine par contre était parfaitement en ordre, et les deux témoins ont confirmé la présence de cinq domestiques qui avaient servi à table.
  • Ces domestiques ont disparu sans que personne ne puisse les identifier, le défunt ayant déclaré à ses invités qu’il les avait empruntés. D’après les deux témoins, ces hommes étaient noirs sans qu’on puisse préciser davantage leur pays d’origine (Afrique ou Asie), l’obscurité régnant dans la pièce où seule la table était éclairée ne permettait pas de les observer en détail.

Dans un bistrot minable, à l’autre bout de la ville, sous un méchant éclairage au néon, quatre crânes dégarnis et une chevelure blanche bouclée sont rapprochés au-dessus d’une table ronde. Ils parlent bas, comme les prisonniers, en remuant à peine les lèvres.

  • Quelle histoire. Je n’en dors plus.
  • J’ai vomi mes tripes en rentrant chez moi, ma femme…
  • Tu ne lui as rien dit, au moins ?
  • Mais non. Si tu crois que c’est le genre de choses qu’on raconte… d’ailleurs, elle regardait sa série à la télé et dans ces cas là…
  • L’ennui c’est qu’ils vont faire une enquête, et là….
  • Bah… il n’existe aucune liste d’invités pour ce dîner, Oscar lançait toujours ses invitations oralement.
  • Et le registre de la Société de Gastronomie ? nous payons nos cotisations, ça ne sera pas bien difficile de…
  • Vous n’auriez pas dû vous volatiliser comme ça, surtout après un drame pareil, ça peut paraître louche. Heureusement qu’on est restés jusqu’à l’arrivée de la police.
  • Deux braves flics pas très malins
  • Pas besoin d’être malin pour voir l’état de la pièce
  • J’ai tout mis sur le compte des domestiques. J’ai dit que c’est pendant le saccage de la pièce par les cinq nègres qu’Oscar, comme pris de folie, s’est précipité et a enjambé la fenêtre.
  • La consigne est donc de s’en tenir mordicus à la thèse du suicide. Maintenant, il s’agit de prévenir tout le monde, qu’on ne se contredise pas.
  • Je n’ai pas toutes les adresses, moi. S’il existe une liste des membres, elle doit se trouver chez Oscar, et personne ne sait où il habitait.
  • C’est bon, les flics mettront d’autant plus de temps à la trouver. En attendant, faisons appel à notre mémoire, donne moi un papier, j’ai mon stylo.
  • Tu sais, on y est pour rien puisqu’on savait pas.
  • Et c’est plus fréquent qu’on ne croit, hein. J’ai lu un livre sur le sujet. Les famines, les villes assiégés, les accidents d’avions… je ne parle pas des perversions car encore une fois nous n’y sommes pour rien.
  • Nous avons obéi à la nécessité de notre ignorance.
  • Pas comme ce Japonais qui avait coupé sa petite amie en morceaux.
  • Ah oui, le Japonais. Au procès, il a dit qu’il l’aimait trop.
  • Tu sais qu’il est sorti de prison ? Il vit au Japon. Une jeune fille française a disparu mystérieusement l’année dernière et d’après sa famille, la police Japonaise a détruit tous les indices.
  • Je voudrais juste pouvoir oublier, oublier cette soirée horrible. Bon. À côté de qui étais-tu déjà, Bruno ?

Dans les sociétés modernes, l’anthropophagie est strictement considérée comme un acte criminel, sauf s’il s’agit d’ « anthropophagie circonstancielle », comme ce fut le cas pour les rescapés du « crash des Andes », l’avion qui s’écrasa à 3600 mètres d’altitude, le 13 octobre 1972. Au cours des 68 jours qui s’écoulèrent avant l’arrivée des secours, les 16 rescapés ne survécurent qu’en mangeant les cadavres de leurs amis. Le pape Paul VI leur a donné raison, disant qu’ils n’avaient pas commis de péché. Il semblerait que l’anthropophagie ait été pratiquée dès le paléolithique. Au mésolithique, Homo Antecessor dans le nord de l’Espagne (Gran Doline), fracturait des os humains pour en sucer la moelle. Ses descendants ont continué, par exemple à Herxheim en Allemagne, à casser, inciser, râcler, mâcher les os de leurs congénères. Dans l’antiquité, les Romains faisaient boire aux épileptiques le sang tout chaud des gladiateurs. Au Moyen âge, s’il fallait une famine en Europe pour décider les gens à faire griller de la chair humaine, c’était, si l’on ose dire, pain quotidien pour les Aztèques et les Tupinambas d’Amérique. Des consommations de foie et de sang humain ont été rapportées à Paris, en août et septembre 1792. Au vingtième siècle en France, un homme a mangé le foie de sa grand mère, un autre, le cœur de son ami, un prisonnier a mangé les poumons de son codétenu, l’un cru, l’autre cuisiné avec des oignons.

Exemplaire d’un des menus disposés à côté de chaque assiette. Calligraphié à l’ancienne sur un papier épais imitant le parchemin, il est illustré de dessins rappelant les enluminures dont les moines au Moyen Âge décoraient les livres saints, avec beaucoup de doré. Les majuscules déploient d’infinies volutes pour le délice des yeux avant celui de la bouche. Nous ne pouvons malheureusement pas reproduire la beauté du lettrage, ni la couleur des encres, ni le bistre clair du papier. Nous nous bornerons à donner la liste des plats.

ENTRÉES

Émincé d’anguille sauce rocambole

foie de veau braisé au porto

crème de cervelle au safran

tartiflette à la poitrine fumée

entrée mystère au thon

PLATS

Viande palak (plat indien)

boudin cuit au sang

Joues de porc mijotées sauce à la crème et à la moutarde de Dijon

gigot pleureur

tripes dalmates

DESSERTS

Tarte florentine

mousse au pain d’épice

Barfi (gâteaux indiens)

Kulfi à la cardamone

Boules de Berlin à la crème

La scène est filmée en contre-plongée : longue table couverte d’une nappe d’un blanc éclatant qui réverbère la lumière venue du plafond. Verres à pieds de Bohême (cinq par convives), porcelaine fine des assiettes blanches rehaussées d’un fil d’or, argenterie éclatante, cinquante deux crânes plus ou moins dégarnis sont placés autour de la table, une chevelure blanche et bouclée tranche à un bout. On ne voit pas les visages. On voit bien le contenu des assiettes et les plats proposés par les serveurs dont n’apparaissent que les gants blancs, le reste étant hors champ. La caméra doit être fixée au plafond. Angle assez large pour montrer toute la table. On voit des fourchettes monter vers des bouches invisibles avec leurs manchettes. On voit des crânes se pencher les uns vers les autres comme pour un ballet. Certains sont agités d’un tremblement. Parfois, rarement, un des convives montre son visage en renversant la tête en arrière, soit pour rire à son aise, soit pour avoir l’air de réfléchir, soit pour admirer le plafond (peut-être peint), ou les lustres (qu’on ne voit pas mais qu’on devine somptueux, à breloques de cristal s’agitant voluptueusement). D’ailleurs on entend les breloques qui s’entrechoquent, tout près du micro de la caméra, le chant des breloques dominent le brouhaha des voix comme le soliste domine l’orchestre dans un concerto de violon. Ici il faudrait plutôt parler de musique concrète. Dans le cours de la vidéo, le volume des voix monte. On voit les bouteilles aux gants blancs des serviteurs, remplir les verres de Bohême. On voit les mains ridées porter ces verres aux bouches qu’on ne voit pas. À un moment, un homme placé au bout de la table est debout, c’est un homme corpulent, son visage est convulsé en un rictus qui fait penser à un masque de carnaval. Ses mouvements sont nerveux, convulsifs. Il lève son verre et réclame le silence. Il porte un toast puis vide son verre jusqu’à la dernière goutte. Les autres crânes l’imitent en hurlant Prosit ! et se rasseyent dans le plus grand silence. Puis le film est coupé.

un bureau miteux, à l’unique commissariat de B… murs grisâtres ornés d’une carte de France. Fatras de papier sur un bureau en agglo fatigué. Le commissaire S…, un homme comme on dit en surpoids, affligé d’un tic à la paupière gauche désigne, sans se lever, une des deux chaises en métal écaillé au monsieur qui vient d’entrer.

  • Asseyez-vous Monsieur Meyer
  • Merci
  • Triste histoire, n’est-ce-pas…
  • Une amitié de plus de quarante ans… tout le monde l’aimait, c’était un homme… exceptionnel.
  • Monsieur Meyer, il y a dans cette tragédie, des zones d’ombre que nous voudrions éclaicir, c’est la raison pour laquelle je vous ai convoqué.
  • Le personnage lui-même était bien mystérieux, monsieur le commissaire, même pour ses plus proches amis, pensez qu’aucun de nous ne connaissait son adresse…
  • Je sais. Ceci est du ressort de la police. Monsieur Meyer, en tant que doyen de la Société de Gastronomie, vous étiez sans doute plus proche qu’un autre de votre président..
  • Oui (voix émue), c’était mon ami. J’étais assis à sa droite au cours du fatal banquet.
  • En effet, j’ai reconnu votre chevelure blanche et bouclée sur la video. Toutes vos réunions étaient donc filmées ?
  • Pas toutes. Seulement les plus importantes, quand un nouveau plat était présenté. Pour les archives de la Société. La disposition de la caméra, fixée au plafond, permettait de bien voir les plats, leur qualités visuelles, leurs couleurs. Certains étaient ainsi présentés en photo sur le site de la société www.sociogastro.net dont je m’occupais personnellement.
  • Ce repas présentait donc une particularité, un plat inédit ?
  • Sans doute ; mais je vous avoue n’avoir rien trouvé d’extraordinaire dans le menu, bien que parfaitement composé, comme toujours quand mon ami donnait un dîner.
  • Pourquoi a-t-il été filmé alors, à votre avis ?
  • C’est sans doute ce que le président avait l’intention de nous révéler lorsqu’il s’est levé en réclamant le silence. Après avoir porté un toast à la santé de la Société Gastronomique et de ses membres, il a bu son verre d’un trait. Nous avons tous fait de même en criant Prosit ! Puis nous nous sommes rassis en silence pour écouter ce qu’il avait à nous dire.
  • Et c’est à cet instant précis que le film est coupé. Nous avons découvert un bouton placé sous la table et relié à la caméra..
  • oui, notre président se réservait la possibilité d’arrêter la caméra s’il le jugeait opportun
  • pour quelle raison ?
  • Confidentialité. Ou simple caprice. C’était un homme imprévisible.
  • Vous allez donc pouvoir me dire ce qui s’est passé après que la caméra a été coupée.
  • Très volontiers. Mon ami était debout, son verre à la main, réclamant le silence. Nous nous étions tous rassis, attendant qu’il parle. C’est là que j’ai vu distinctement l’un des domestiques, celui qui jouait le rôle de maître d’hôtel et semblait commander aux autres, faire un signe à ses collègues qui, comme saisis d’une soudaine folie de destruction, se sont mis à saccager la table, la pièce, tout, avec une sauvagerie incroyable. Nous nous étions tous levés. Certains d’entre nous tâchaient de maîtriser les domestiques, des gaillards de deux mètres de haut, des noirs, monsieur le commissaire. Je dois dire que nous craignions pour notre vie. J’étais en train de tenter d’immobiliser l’un d’eux quand quelqu’un a crié attention ! Attention ! C’est là que j’ai vu Prosit qui, profitant de la confusion, était en train d’enjamber la fenêtre. Lâchant le serveur, je me suis rué vers lui mais il était déjà de l’autre côté, un pan de son habit s’était accroché à la balustrade en fer forgé et il essayait de se dégager. C’était affreux.
  • Il aurait été alors facile de le ramener à l’intérieur
  • hélas non. D’une part, c’était un homme corpulent, un bon vivant aimant les plaisirs de la vie (yeux embués), la bonne chair sous toutes ses formes, d’autre part, il se contorsionnait comme un possédé, comme une anguille il nous a glissé dans les mains et il a sauté. Je n’oublierai jamais le choc du corps sur le pavé. Jusqu’à l’heure de ma mort, je l’entendrai.
  • Et vous n’avez aucune idée de ce qui aurait pu motiver, et le geste du président, et la furie des domestiques ?
  • Non, enfin… non je n’ai pas d’hypothèse mais… mais j’ai beaucoup réfléchi, repassé dans ma tête tous les détails de la scène depuis cette soirée… je ne dors plus, monsieur le Commissaire. Et quelque chose m’est revenu en mémoire… C’est peut-être sans importance …
  • tout est important, monsieur Meyer.
  • Eh bien juste avant le toast, les serveurs ont rempli nos verres. Nous étions cinquante deux autour de la table, 25 de chaque côté et un à chaque bout. Prosit était assis dos à la fenêtre, j’étais à sa droite. J’ai remarqué que quatre serveurs se relayaient pour servir tout le monde, à l’exception de mon ami Prosit dont le verre fut rempli par le maître d’hôtel, d’une bouteille déjà ouverte, posée à part des autres sur une sorte de petite console, et qu’il remit immédiatement en place, sans servir personne d’autre.
  • Mmmm. Il aurait été drogué. Et les domestiques ?
  • Des noirs. Vêtus de noir, coiffés de turbans noirs. Bien stylés mais, avec l’habitude que j’ai de cette sorte de dîner, je dirai qu’ils servaient pour la première fois. Quand à leurs visages, je ne suis pas anthropologue et pour moi, un noir ressemble à un autre noir. Et vous vous doutez bien qu’on ne vient pas à un dîner pour observer les domestiques. De plus, la table était brillamment éclairée par les lustres, laissant le reste de la pièce dans l’obscurité, un peu comme peut l’être, bien que par d’autres moyens, une table de billard, et seuls les gants blancs des serveurs sortaient de la pénombre. Monsieur K…, un anthropologue, a d’ailleurs posé la question de savoir de quelle ethnie étaient ces gens, mais notre amphitryon a éludé, disant qu’il les avait empruntés. Je ne pense pas que ce soit vrai, d’ailleurs. Prosit avait beaucoup voyagé et vécu aux colonies, il n’est donc pas impossible qu’il ait ramené de là-bas ces serviteurs. Peut-être même le servaient-ils à son domicile, dont personne ne connaît l’adresse. C’était un personnage bien déroutant que mon ami. Il y avait dans sa vie bien des zones d’ombre.
  • Ce sera tout pour le moment, je vous remercie monsieur Meyer.

Monsieur Meyer, doyen de la société Gastronomique est petit, plutôt frêle, parlant bas comme s’il avait toujours peur de réveiller quelqu’un. Visage lisse, peu ridé malgré son âge. Grand front dégarni. Vêtu habituellement sans recherche d’un pantalon de serge gris foncé et d’un blouson en daim, il endossait le smoking de rigueur uniquement pour se rendre aux dîners de la Société Gastronomique. Mathématicien de profession, il a enseigné à l’université où il a laissé à ses étudiants le souvenir d’un esprit clair et d’un « bon prof ». Ses collègues le tenaient pour extrêmement intelligent mais peu ambitieux. Maintenant à la retraite, il peut s’adonner en toute liberté à sa passion : la photographie. Il emportait toujours son appareil aux dîners de la société gastronomique et prenait les plats et les convives en photo. Sur un de ces clichés, on aperçoit le visage d’un des serveurs noirs. Monsieur Meyer a mis ce cliché à la disposition de la police pour aider aux recherches. On soupçonne en effet le maître d’hôtel d’avoir drogué Monsieur Prosit d’une drogue puissante qui l’aurait rendu fou et poussé à se jeter par la fenêtre.

Le bureau miteux au commissariat de B… Le commissaire S… reçoit l’inspecteur chargé de l’enquête, c’est un nouvel inspecteur, sans expérience :

  • alors mon vieux, où en êtes-vous ?
  • L’appel à témoins a bien marché. On a chopé quatre des domestiques, planqués ensemble dans un pavillon inoccupé. C’est un voisin qui a aperçu derrière la vitre du rez-de-chaussée une face noire. Les imbéciles avaient ouvert les volets. Le cinquième est en cavale
  • ah le cinquième. Alors ?
  • Les gars sont en train de s’occuper d’eux. Mais le problème c’est la langue, ils parlent un dialecte qui ne ressemble à aucune langue connue. Même en tapant dessus, on comprend pas ce qu’y disent, chef.
  • Mais faites venir un linguiste enfin, trouvez un spécialiste.
  • À vos ordres, chef, je vais voir sur internet.

Le commissaire S… parle au téléphone dans son bureau miteux.

  • Monsieur Meyer ?
  • C’est moi-même
  • Monsieur Meyer, nous avons attrapé quatre des domestiques, mais il y a un problème pour les faire parler, c’est la langue. Ils parlent un dialecte que personne ne connaît. Étant donné qu’il existe environ 7000 langues dans le monde, je me demandais… si vous auriez des précisions à me donner sur les séjours du défunt aux colonies ? Ça pourrait circonscrire le champ de nos recherches.
  • Mon ami Prosit évoquait très peu ses voyages et son passé colonial. Pourtant je me souviens qu’un soir où nous comparions, entre hommes, la beauté féminine des différentes races humaines, le président s’était pour une fois départi de son flegme pour se lancer dans une apologie des femmes du sud de l’Inde. Il parlait de leurs chevelures exceptionnelles qui les couvraient parfois jusqu’aux pieds « comme un pelage », disait-il. Et de leur chair si tendre, fondante sous une peau fine comme celle des bébés. À l’écouter, on en avait l’eau à la bouche. L’un d’entre nous s’était même écrié Mais Prosit, on en mangerait, de ces petites femmes là ! Ce qui avait déchaîné les rires. Mon ami riait plus fort que les autres, de son drôle de rire qui figeait son visage comme un masque de carnaval.

Le parc aux branches dénudées par l’hiver : deux hommes marchent à pas lents, en discutant. L’un est blanc, rubicond, pas très grand mais bien en chair. Il porte un long pardessus en cashmire gris anthracite et une écharpe bleue, à carreaux. Il a un drôle de sourire qui donne à son visage l’aspect grotesque d’un masque de carnaval. L’autre est très grand et mince, noble visage brun foncé, nez aquilin, très élégant, long manteau et chapeau de cuir noir. C’est le premier qui parle en premier.

  • Voici les photos. Ils sont cinq, vous êtes cinq. Prenez-en chacun un, isolément. Au dos de chaque photo se trouvent des renseignements susceptibles de vous faciliter la tâche. Par exemple, celui-ci voyez : jogging tous les dimanches matin 7 h, 5 kilomètres dans la forêt. Celui-là rentre de chez sa maîtresse tous les mercredis à une heure du matin, il passe par le quartier actuellement en démolition. Ce gars-là, les femmes en sont folles, vit pourtant seul à la périphérie de la ville, une maison très isolée. Celui-là tenez, le plus jeune. Encore chez ses parents mais c’est un poète. Longues promenades de nuit au clair de lune ou pas. Il faudra guetter sa sortie mais c’est presque tous les jours vers 23 h, quand les parents sont couchés. Celui-ci m’a donné plus de mal : un employé de bureau, marié, deux enfants, rarement seul. Mais je lui ai envoyé une rousse de mes amies, à damner un saint. Elle se débrouillera pour l’attirer près du lac mercredi prochain à 2 h du matin. Tenez bien vos gars. Tout est dans l’organisation. Inutile de vous dire de brûler ces photos dès que vous aurez mémorisé et transmis les informations à vos collègues.
  • Une fois l’affaire faite, qu’est-ce-qu’ils font des corps ?
  • C’est prévu. Une petite camionette-frigo suivra chaque agent dans son action. Les corps seront acheminés jusqu’à la resserre attenante aux cuisines.
  • En cas de pépin ?
  • Vous n’avez pas droit à l’erreur. Le conducteur de la camionette réglera son compte à celui qui aura manqué son coup et dont le corps viendra remplacer dans la resserre la pièce manquante.
  • Vous ne craignez pas d’intriguer la police, avec sept disparitions successives dans une si petite ville ?
  • J’ai suffisamment de relations dans la presse pour qu’une psychose au tueur en série soit lancée. D’autre part, j’ai aussi mes relations dans la police. Le commissaire S… par exemple.
  • Parfait. Je vois que vous avez pensé à tout. Pour les honoraires, nous préférons du liquide. Vous me remettrez la totalité de la somme, je distribuerai. Je souhaite que le paiement se fasse juste avant l’arrivée des invités.
  • C’est entendu. Si tout se passe comme je l’espère, vous aurez une gratification à la fin de la soirée.

Un homme est assis dans un avion en vol, en classe affaires, près du hublot. Il regarde distraitement la mer de nuages en dessous de l’avion. Il a refusé d’un geste de la main le plateau repas offert gracieusement par l’hôtesse. Il a refusé le café, le scotch, le thé, le cognac, l’orangeade, tout refusé. Mains grandes et fines, noble nez aquilin, yeux noirs étincelants, épais sourcils. Visage brun foncé comme semé d’une poudre vieil or. Son crâne qu’on devine rasé, est couvert d’une toque en satin blanc. Il est vêtue d’une ample gandouras blanche dont les manches débordent de son siège et sous laquelle se signalent, quand il croise les jambes, de coûteuses chaussures Derby boots à lacets châtaigne patiné surmontés d’un jean coupe slim en coton bleu clair (690 €). Ses pensées tapissent l’intérieur de son crâne sans en rien déborder non plus :

Sauvé. Ce jobard de ministre me devait bien un passeport après tout ce que j’ai fait pour lui. Les valises de billets, ça fatigue. Ça rapporte aussi. J’ai bien joué mon coup. Ces imbéciles, ces quatre imbéciles, je les ai bien eus. Pas difficile d’ailleurs, et normal. Je leur suis infiniment supérieur, par l’intelligence et par mes origines. Des illettrés, des demi-bêtes. Je suis fils de chef et les inférieurs doivent se sacrifier pour leurs chefs. Je parie qu’ils se sont déjà faits arrêter. Ç’aurait été dommage de laisser leur argent aller dans la poche des flics. Une belle somme, de quoi voir venir. De quoi aller faire un tour sur la lune. Et à Rio, j’ai ce qu’il faut comme relations. Je me suis vengé. Enfin. J’ai vengé ma petite sœur, ma chère petite sœur, ma petite sœur mangée par ce vieux, le président ach… je t’en foutrai du président, il est sous terre maintenant le président, et ma petite sœur est vengée. Vingt ans de patience et je t’ai vengée, petite sœur. Vingt ans à jouer au larbin du président et je t’ai vengée. Les cinq godelureaux, ça n’a pas fait un pli à leur régler leur compte, du travail de professionnels. Et côté cuisine, il s’y connaît, le vieux. Le Blanc c’est fade mais avec les épices du pays, ça passait. Ah ah quand il leur a annoncé, aux beaux messieurs du banquet, quand il a mangé le morceau, le président, c’est le cas de le dire. Horrifiés, glacés, effarés les beaux messieurs. Ça peut faire toutes les saloperies imaginables mais ça… ça ça. Non. N’est-ce-pas. Mais ils l’ont fait. Sans le savoir, mais ils l’ont fait. C’était magnifique, tous ces chics messieurs déchaînés. Des sauvages, eh oui. Des sauvages et le vieux y est passé. Par la fenêtre ah ah, ils l’ont balancé. Vengée, ma petite sœur. Horrifiés glacés effarés, les messieurs. De Rio, j’écrirai peut-être une lettre anonyme pour tout raconter. De Rio, juste avant de partir pour la lune. Si j’ai le temps, j’écrirai. Si j’ai le temps. Et l’envie. Pour le moment j’ai sommeil. Dormir est le remède des remèdes. L’hôtesse est mignonne quand même. Ça leur fait des jolis bras, ces manches courtes. Des jolis bras potelés. Des jolis bras potelés…

A propos de bizaz

chanteuse de chansons - voyageuse sans itinéraire prévu.

3 commentaires à propos de “transversales #03 | exquise vengeance”

  1. Je tiens à rassurer tout de suite bizaz : on comprend parfaitement l’histoire.
    Je n’ai pas (encore) lu les compressions (j’ai débarqué ici il y a peu), mais ce/ces développements m’ont collé à l’écran.
    Construction impeccable.
    Chute (sic) excellente (re-sic)
    Me suis régalé (re-re sic) 😉
    Bravo et merci !

  2. … sur le fil du début à la fin, tout s’enchaîne, laisse lentement monter la piste principale jusqu’à la chute ! une précision chirurgicale !