# 3 / Métier

15 juillet 2019 / Vicopisano

Buffet de bois chêne clair, meuble simple et long, ciré, vernis, poignées en métal vrillé, feuilles de chêne, festons, pieds en pyramides, meuble poussé contre le mur, une barre une barrière, arrondis, lisse, long, lignes pures, avec cadres en tableaux pour les portes, massif, lourd, charnières de laiton, simple et beau, parrallélipipèdique, présence imposante, sage et distante, support de 5 objets : 2 vases soliflores, 1 autre vase de style bonbonnière, des coupes larges comme des assiettes, la première émaillée et l’autre en acier argenté puis dedans, une balle en mousse. 4 portes égales, carrées, 4 pieds, au milieu de la porte de droite et de la porte de gauche, feuilles en relief inclinées vers la la droite sur chacune des quatre portes carrées (comme si le vent soufflait de l’Ouest), feuilles de chêne ou feuilles d’acanthe, pétiole gros comme un gland, une noix, un mascaron. Au dessus, accroché au mur, tableau contemporain.

16 juillet 2019 / Vicopisano

Buffet de bois chêne clair, cire (odeur de la cire d’abeille), poignées de métal vrillée pas plus grosses que le pouce, feuilles de chêne, ou bien de châtaignier (non, parions pour le chêne !), grandes comme la main, festons, pieds en pyramides inversées qui se terminent en talons aiguilles sur le sol, poussé tout contre le mur, adossé au mur, une barre une barrière une masse, surmontée d’une ligne ondulée de petites vagues, un profil de collines régulières, les collines de La Toscane, meuble vernis, arrondis, lisse, long, aux lignes pures, froid au toucher, avec cadres en tableaux pour les portes, massif, lourd, aux charnières de laiton, simple et beau, parrallélipipèdique, énigmatique, problématique, présence imposante, sage et distante, support de 5 objets : 2 vases soliflores (le premier « Hand made Manousakis-Keramik Rodos-Greece » et le deuxième « Bareuther Waldsassen Bavaria-Germany 244), 1 autre vase de style bonbonnière pour petit bouquet rond, de porcelaine blanche aux filages dorés détourné de chez ©️Maxim’s de Paris par Pascuinuccio Pascuinucci Via Dante Alighieri-Pontederra Made in Italy), 2 coupes pas plus grandes que des assiettes, la première émaillée couleur de figue mure, l’autre en acier argenté polie comme un miroir. Puis au dessus, une œuvre peinte sur bois de 1974 signée Pietro Batoni ; un descendant de Pompéo ? Dans une des assiettes, une balle en mousse bleue publicitaire (fournisseur de gaz) qui peut servir d’antistress.

17 juillet 2019 / Riomaggiore

On ouvre le buffet. Un quatuor à cordes sorti des cimaises s’accorde sur un la. A l’intérieur, une planche rêche posée sur des crémaillères sépare en étagères le meuble dans toute sa longueur. Les portes s’ouvrent sur presque rien, un kraft effiloché qui tapisse le bois, un tasseau de pin qui traîne, une boule froissée jetée là au milieu, on la déplie, c’est une feuille de journal local aux faits divers et interviews surannés, des visages que plus personne ne connaît, papier jauni et poussiéreux acculé dans un coin du meuble fermé. A la troisième porte, un autre papier en boule, papier cadeau gris paraphiné au revers, imprimé en lettres capitales bleues de multiples GIOIELLERIA L’ANTICO BORGO, plus un ruban de satin cramoisi foncé orné d’une adresse (FILLUNGO, 194 – LUCCA). Il reste ensuite, le vide, le noir du souvenir des vaisselles ou des livres, peut-être des livres puisque la pièce en est remplie, ouvrages d’art, peinture, sculpture, poésie, anthologie, encyclopédies, œuvres complètes en éditions populaires, dizionario illustrato, recueils à compte d’auteur dédicacés à Pietro ou à Carolina, journal de vie ou bien un autre souvenir de terres cuites, faïences, fourchettes poinçonnées aux manches d’ivoires usés, aux tiges rayées, très légèrement désaxées, datées elles aussi d’un temps qui n’est que la marque tangible d’une histoire de famille peuplée de saucières d’argent, aiguières de verre, Murano, Limoges, tasses Pillivuyt aux propriétaires disparus enterrés oubliés. Mais où sont-ils passés les Vatel, Escoffier, enfants de la balle et du buffet ? De ces artistes qui, loin d’être voués aux gémonies, étaient saints païens adorés d’érudits… curieuses passions qui conduisaient en Grand Tour aux chemins de Carrare ou de Florence comme on suivrait un roc de la nature brute à l’œuvre magnifique, comme on dirait un geste de la barre de mine jusqu’aux ciseaux de Buonarroti.

18 juillet 2019 / Vicopisano

Tout oppose ce buffet à celui de jadis vécu d’abord au ras de ses pieds ronds quand à quatre pattes sur le tapis il fallait se relever grâce à lui, apprendre à marcher le long des deux portes basses les yeux lancés vers sa couronne de majesté noire et menacante légèrement inclinée à cause de la hauteur standard du plafond. Venu de cette maison de ville où Louise et Edmond s’étaient réfugiés leur vie faite à Paris, il avait été déménagé à la mort de Louise dans le pavillon d’ici comme un bijou dans une boîte à fromage, un trône domestique, un arc de triomphe en bois pour jardin de curé. Puis on s’était partagé Edmond comme on se partageait les meubles du couple dont celui-ci, seigneur des salles à manger, avec table à rallonges aux vieux titres de noblesses, six chaises tapissées, tapis persan dessous mité dans un coin que l’on avait collé à l’envers de son sens de lecture pour au moins cacher cette misère aux nouveaux visiteurs, et dedans les tiroirs, derrière les cinq portes ciselées, toutes les quincailleries, ménagères, albâtres et biscuits, nappes brodées de fil dorés que contenait le coffre piraté. Sur l’autel du premier corps reposait les photos des disparus ornées les jours anniversaires de roses ou de ces fameux œillets bleus de papier chiffonné, en novembre ou en mai. Edmond avait combattu sur le Chemin des dames, toute sa vie de Monsieur au Bon Marché on avait loué son passé de gazé de la grande guerre, blessé en sus par balle scélérate, on oubliait alors le fondateur de l’usine où tous travaillaient ici. Quant à Louise qui cachait la frustration de ses études d’obstétrique abandonnées trop vite pour un rôle mauvais de vendeuse en chef dans le bonheur des dames, ses dernières années sans enfant étaient tout entières tournées vers vos propres premiers moments d’école, de jeux, de lectures et de quatre-heures aux meilleures pâtisseries de Brun ou de Papasian. Le buffet tel un rempart dans un château bourgeois, perdu dans le pavillon au balcon forgé de l’industrie, seul le père lui tournait encore le dos à Henri II totem de famille, qui laissait entrevoir par la porte à vitre biseautée les flûtes en bohème dans leur écrin amidonné. Sur la colonne de droite et de novembre à Noël (car alors on décorait le buffet de guirlandes et de boules de verre), on scotchait ces bleuets des anciens combattants que l’on disait œillets de poètes aussi bleus que des yeux de grand-mère. Comme Henri II tremblait un peu si l’on courait dans la pièce, personne ne courait, on parlait bas, de profil, on ne voyait que lui dès l’entrée de la salle à manger à huit mètres de distance, ses deux corps sombres et massifs, l’autorité pesante imposante d’un coffre-fort piégé. Aussi les blessés de guerre restent en instance de mort, plus que tout autre, ils vivent sans importance dans l’attente du retour, avertis, de la fin programmée, plus que tout autre dans l’innocence qui ne sait rien de ce que cela fait de la sentir passer, ils savent la fragilité des jours et marchent au loin sans plus d’attachement car ils savent combien la leçon des témoins reste incroyable au yeux des vivants. Edmond ne tenait à rien plus qu’une feuille de menthe cueillie du jardin sur une fraise en juin, café saveur de noisette ou vieux cognac sous la glycine en été, cravate nouée dans une vapeur d’eau de Cologne. C’est à peine s’il sentit arriver cette crise que les oiseaux n’avaient pas entendu, non plus que le vent ne s’était affaibli dans les voilages de la salle à manger. Il porta sa main gauche à son cœur qui ne battait plus déjà, de l’autre main qui balayait le vide sourd il chercha un secours, une poigne que seul Henri II lui tendit, agrippa la colonne de droite en enfonçant ses ongles dans les strates successives de crasses vernies, l’onctuosité des cires noircies, et le monde entier bascula d’un bloc depuis la corniche qui déchira le plâtre blanc du plafond, au corps supérieur qui s’effondra sur Edmond, sur le couvert de la table du déjeuner, buffet glaçant de toute beauté dans l’explosion des verres de couleurs, des cristaux linceuls arrachés, des tasses éparpillées. A l’instant de la fin, Edmond gisait assommé et mort de son cœur arrêté, à plat ventre sur le parquet effondré sous le meuble en entier mais aux vitres brisées, on ne voyait que les jambes de flanelle blanche, une goutte de sang tachait le bleuet du souvenir français.

10 juillet 2059 / La Rochelle

Henri II est mort il y a 500 ans d’un éclat de bois dans l’œil. Mais son homonyme légué fabriqué en 1902 dans un atelier d’artisans de la rue Saint-Antoine, certes repeint en « Gris-Taupe » et posé désormais sur des pieds Koons, occupe seul un mur vitré de cinquante mètres carrés orienté à l’Est, face à d’autres triple vitrages athermiques connectés qui offrent quant à eux une superbe fenêtre fermée sur l’Atlantique. De part et d’autre de ces lumières, au Nord, au Sud, de vastes espaces stériles accueillent en projections permanentes des prêts de l’arthothèque internationale Tian’anmen. Au Sud, bien entendu le La Rochelle de Bernard Buffet. Au Nord, entre les portes desservant le reste de l’appartement, les reproductions en résine kaki de trois Petites statues de la vie précaire. Du buffet, on a refait la corniche en plastek imprimé 3D après les ravages d’un accident survenu en 1976. Il a fière allure la nuit avec ses portes vitrées éclairées aux lampyres fluorescents. Dans la vaste pièce parallélépipédique en vent suggéré sous le jour naturel, il fait plus chaud qu’en janvier à Canberra en plein cœur de l’été. La seule raison de sortir reste la plage aménagée à Chef de baie, et encore faut-il y réserver un couloir tôt le matin, à moins d’être abonné à l’année, ou bien la plage aux chiens qui reste libre de toute promenade la nuit grâce à la maintenance obligée de l’observation civique. Au moins entendez-vous là-bas le ressac des marées, onde si loin ancrée en rappel des matins de Rivedoux, des Portes, du Bois, quand votre vie a commencé. A cause de la chaleur, vous ne quittez plus cette longue chemise de lin trouvée dans un grenier et qui cache encore votre nudité imberbe. 3 drones messagers volettent sans se poser chez vous, pas de livraison prévue, ni même de prophylaxie forcée, le jour s’annonce banal aussi virtuel que l’habitude. C’est pourtant vers 8 h, heure solaire, que l’air changea de camp. Vous vous réveillez sur une Terre plate meublée d’azurs magnifiques mais peuplée de vos semblables tous enclins à vous voler votre vue dans la faillite de leur famille en fouillis, le goût à consommer les sens les plus inutiles à votre propre envie de ne rien faire, ici et maintenant. Henri II est toujours là, bien présent planté dans de vieux jours, si immobile dans l’espace temps de votre histoire. Comment se débarrasser d’un buffet que ne vous a rien fait, à vous, mais aussi, comment se débarrasser d’un buffet assassin ? Ah ! Si le buffet mourrait. Jeté du haut d’un pont et le voir fracassé (ce buffet, à la longue, vous sort par les yeux), bazardé aux compagnons d’Emmaüs (la casse auto du meuble déclassé), brûlé vif dans la cheminée un jour de pénurie. Un coup de couteau bien placé mais il en a tant reçu sans que cela ne le fasse souffrir en vérité, certes, une balle dans le buffet ferait son petit effet, ou plongé dans l’acide du vinaigre de cidre comme un vulgaire meuble de cuisine, les quatre pieds coulés dans un bloc de béton au fond de la Méditerranée, lâché comme une antiquité piquée de vrillettes et de vers ou mieux, démonté puzzle suédois vendu sur e-Bay. Ce meuble est vide de sens, dessus dessous il ne respire que l’absence des plaisirs enfuis, à jamais. Votre main traverse les cordes tressées dans le droit fil du bois de façade, poursuivant sur les poignées moulées dorées pendantes et ridicules, inanimées, plus aucun souffle dans les feuillages couronnant les monstres et les grotesques, aucune frayeur ne s’échappe plus de ces diablotins minuscules, aux bouilles si promptes jadis à vous sauter au cou, vous mordre, vous piquer, vous attraper au col. Ce n’est que du bois après tout, du bois sculpté du bois ciselé, de l’ébénisterie commune. Sur l’autel traînent encore d’indélébiles ronds de verres de Porto, et de légères lignes décolorées qui trahissent la place des cadres d’où regardaient les morts. Le corps supérieur cache mal ses cicatrices, une joue déformée, de multiples coupures rayant le teint que des années de lasure n’ont pu arranger. Un détail cependant vous attire, triangle brun sur fond noir, à la jonction serrées du plan de l’autel et de la base du corps supérieur, juste dans l’ombre extrême de ce qui formait une niche à poussière immune à tout encaustique. Et voilà que vous tenez plaqué contre la vitre ensoleillée de votre séjour ce petit rectangle de celluloïd de 35 millimètres où vous distinguez nettement en négatif un modèle féminin posant en pied devant un meuble simple et long aux portes ornées de larges feuilles de chêne. De sa main droite elle semble désigner un tableau sur le mur qu’elle ne regarde pas car elle sourit au photographe. Elle porte à l’annulaire gauche une bien jolie bague. Et pour peu que vous trouviez encore un agrandisseur, une lampe inactinique, quelque révélateur, un reste de Picto, vous verrez combien légère était Louise cet été-là, à Vicopisano.

A propos de Alain Chanteraud

Apprenti, ouvrier, enseignant, écrivant... curieux.

3 commentaires à propos de “# 3 / Métier”

  1. J’ai été fouiller : bien obligée. Pompeo : la vérité et la pitié, je n’arrive pas à joindre une image, mais les couches superposées et l’envolée futuriste d’Henri II me ramène bien là, dans ce dialogue d’allégories vertigineux ( la forme peut-être proposé par le Maître , mais tout de même, aussi, la singulière signature franco-italienne de Chantereau-le-Père ). Sinon, buffet, ça se dit aussi bahut, non ?

    • Je n’avais pas pensé à « bahut » qui est un mot intéressant, c’est vrai. Peut-être un peu vulgaire (ce n’est pas péjoratif) mais buffet est plus polysémique et surtout, qu’est-ce qu’il embarque comme images ! Et puis… il existe bien des tapis volants, alors pourquoi ne pas voyager en buffet ?

  2. Merci. je crois avoir appris le mot buffet par Rimbaudhttps://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/arthur_rimbaud/le_buffet
    heureux miracle de l’école… Et suis très sensible à ce travail inattendu et vertigineux sur le meuble, la forme, tout ce qu’il contient d’objets et de souvenirs, de visions. Les buffets sont des meubles très sensibles… leur place centrale dans les salles à manger d’autrefois… c’est vraiment un choix magnifique. je regarderai mon Henri 2 avec plus de tendresse car je voudrai aussi m’en débarrasser, s’en y parvenir… je comprends mieux pourquoi (et le mien, à ma connaissance n’a tué personne!)