#40 jours #04 | Des pavés et des roulettes

Cela fait des années que St Andrews n’est plus desservie par les trains. Il faut s’arrêter à la gare la plus proche et prendre un bus ou, si on ne veut pas attendre, un taxi. On récupère sa valise, on la fait glisser sur les trottoirs, les mêmes que partout au Royaume-Uni : de larges dalles lisses en béton, rectangulaires, dont les rainures à la jonction agrègent poussières, saletés et mégots qui échappent aux balais. Les variations dans la taille des dalles fournissent un terrain de jeu privilégié, quand ce n’est pas un stimulateur de tocs avérés. Qu’on commence à compter les pas effectués sur une plaque, un-deux-un-deux, ou qu’on se déplace style marelle, pieds joints sur la même plaque, pieds écartes sur deux dalles, difficile de s’arrêter. On essaie de faire rouler la valise le long d’une ligne droite, faite de petites plaques carrées. C’est aux autres de changer leur trajectoire afin que ne casse le fil ténu qui mène à la récompense qu’on s’est fixée, dans le coin de sa tête. Même enfant, on ne partage jamais ce qui entre en jeu dans ce genre de calcul.

Pas la peine de regarder au sol, on ne trouvera pas de crottes de chiens sur les trottoirs. L’infraction est punie d’une amende dissuasive de £1,000. Les roues glissent sur quelques masques jetables tombés de poche de hoodies. A chaque fois qu’on croise une autre rue, le trottoir offre une portion inclinée pour les roues et roulettes. On remonte Market Street, la principale rue commerçante, avec son trottoir côté sud toujours à l’ombre et l’autre, plus large, qui prend le soleil tout l’après-midi. C’est de ce côté que se situent les quelques terrasses qui attendent ceux les plus téméraires. Entièrement pavée, la rue résonne toute la journée sous le clac-clac des pneus qui n’osent pas aller trop vite. Les piétons traversent sans regarder. La valise étend ses tremblements jusque dans le bras.

A l’angle du pub The Central, on tourne direction South Street, via College Street. Les pavés sont de taille inégale, l’un d’entre eux semble manquer de manière permanente, produisant une béance qui fait office d’un guet-apens à la sortie d’un pub. La roue s’y coince, on la relève d’un geste ferme. On s’approche d’un passage piéton. Le bord du trottoir se manifeste sous nos pieds par des points circulaires en relief, qui indiquent aux malvoyants que nous approchons d’une route. Les mêmes sauront quand ils peuvent traverser la rue : quand le feu piéton passe au vert, un bip-bip leur indique que la voie est libre. Les automobilistes ne s’impatientent pas.

De l’autre coté de North Street, alors qu’on approche de la chapelle de St Salvator’s, on tombe sur une zone recouverte de petits pavés, de formes variées – certains, plus sombres, sont agencés pour former les initiales PH. Une plaque explicative explique qu’il s’agit des initiales de Patrick Hamilton, un Protestant qui a été condamne au bûcher en 1528, lors des guerres de religion. Tous les étudiants, même avant d’arriver à St Andrews, sont informés de la malédiction – the curse of Patrick Hamilton : quiconque marche sur ses initiales risque de louper ses examens. Heureusement, il existe un counter-curse, un remède efficace contre le sortilège : se jeter dans la mer du Nord, au lever du soleil, le premier mai.

Initiales de Patrick Hamilton ©Remi Mathis, Wikipedia, June 2012

On longe un peu The Scores, le long de la mer. La valise dérape, cherche à nous échapper. Le chemin qui mène vers le port, en descente raide, glisse sous les grains de sable. A quel moment devient-il acceptable de marcher pieds nus ? Dès qu’on voit la mer, dès qu’on la sent ? On enlève nos chaussures. Le sable est étonnamment frais.

On remonte par North Street. Des feuilles ont tourbillonné sur les dalles, elle n’est presque pas visible mais le frottement des roues nous la révèle : la ligne de méridien, pas celui de Greenwich mais celui de Grégory, le premier méridien tracé là, en 1673. Une ligne dorée est inscrite sur les dalles pour en marquer l’emplacement. La ligne marque la séparation entre l’Est et l’Ouest.

On se rend au B&B. Une affichette indique No vacancies.  La salle du petit-déjeuner est prête pour le lendemain matin. Toutes les pièces – vestibule, montée d’escaliers, chambre et même salle de bains sont recouvertes de moquette. On pose la valise sur un guéridon prévu à cet effet. On regarde par la fenêtre : le brouillard est en train de s’installer sur la mer. On ressent la sensation étrange d’avoir mis les pieds dans un autre temps.

A propos de Elise Hugueny-Léger

Pratique l’écriture et les ateliers en français, avec des participant.es anglophones, depuis la côte est de l'Ecosse. Première participation aux ateliers FB... l'impression de se jeter à l'eau: vivifiant!

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