#40 jours #07 | l’escalier

mettons un ailleurs qui correspond à un autre de mes projets en souffrance...

Ce matin, une porte est apparue. Une porte où est inscrit le mot ESCALIER. D’où sort cette porte ? Ai-je été distraite au point de ne pas remarquer une unique porte ? Une porte peut-elle naître d’un mur ? Y a-t-il eu des aménagements dans la nuit ? Ou un dispositif capable de créer ce changement surprenant ? Cette apparition m’angoisse, il me semble que cette porte muette me contemple, narquoise : surprise, hein ? Finalement, je m’en approche, je la tâte, je la caresse, c’est une simple porte, sans poignée ni serrure, je la pousse prudemment, le vantail cède, je fais un bond en arrière. Le vantail reste ouvert et à deux ou trois pas, je distingue que le sol s’enfonce dans l’obscurité. Je suppose que ce trou est ce qui est nommé ESCALIER — ce mot inscrit sur la porte, si on avait voulu désigner ce trou, c’est bien là qu’il fallait l’inscrire. À vrai dire, on aurait pu inscrire TROU, mais on a inscrit ESCALIER, c’est qu’il y a une différence et pour la découvrir, je m’approche prudemment. L’ESCALIER s’enfonce dans une franche obscurité comme un long tuyau qui s’enroule sur lui même, un goulot étrange et gradué. Je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré un tel phenomène et je n’ai aucune idée de l’endroit où il peut mener… Mais tandis que j’avance timidement un pied, un faisceau lumineux vient éclairer deux degrés devant moi tandis que le troisième reste dans la pénombre, me laissant espérer une suite tangible. Je descends le premier cran d’un pied prudent, et je découvre que la lumière en fait autant, ou plus exactement, elle me précède légèrement et révèle un cran supplémentaire, si bien que je descends encore un cran, la lumière me précède de nouveau pour le cran suivant, et ainsi de suite, c’est à la fois très excitant et très inquiétant. Je pousse mon pied en avant, je le plonge dans un trou sans savoir s’il va rencontrer un support où se poser et ce support se révèle chaque fois au point limite de mon angoisse qui me dit : Remonte ! Remonte tant qu’il est temps ! Je regarde derrière moi, il y fait extrêmement noir, la porte a disparu. Me voilà dressée entre deux vides. Je distingue de part et d’autre les deux degrés que je peux gravir ou descendre selon mon goût. Je pourrai en effet remonter d’où je viens. Je suis tentée bien sûr tant je redoute de sombrer tout entière dans ce trou devant ou derrière moi. Je suffoque de vertige. Et s’il n’y avait plus de marche, quelle sera l’issue de ma chute ?  Je remonte donc les quelques degrés descendus et la porte ESCALIER surgit de nouveau devant moi, lisse, blanche et rassurante dans sa présence immuable, je la caresse en passant et me voilà de nouveau dans mon tube où je retrouve mon coin cuisine, la cafetière et le caisson à roulettes, je suis incroyablement excitée et pour un peu, je m’attendrais à me découvrir moi-même vaquant une tasse de café à la main, surveillant l’Écran, tirant et ouvrant les rideaux. Et alors, un phénomène étrange se produit, je ressens quelque chose de très fort, un sentiment de tendresse infinie, et j’embrasse cette porte, et la caressant, j’entrevois un monde d’aller-retour qui me semble aussi spacieux que de vastes paysages, je repasse la porte dans un sens, puis dans l’autre, je fais au moins dix allers-retours follement excitants sur place puis rouvrant une dernière fois la porte, je rentre vraiment dans le tube et je le redécouvre comme jamais je ne l’avais vu, dans sa lumière orangée, avec son silence particulier… comme si j’assistais à ma propre absence. Oh oui ! Comme je manque ici où me voilà pour la première fois étrangère ! Je touche ces murs qui m’ont tant vue, et je m’approche de la fenêtre où l’affreuse réalité s’impose de nouveau. Non, je ne peux pas rester ici. Tout est changé. Il ne reste presque plus rien à manger, aucune nourriture n’est arrivée, une dernière barquette dorée luit dans l’antre sombre, un plat de pâtes que je mets à chauffer sur le chauffe-plats, je le mange sans plaisir, mon dernier plat. Un poids oppresse ma poitrine, comme si une force s’appuyait dessus et je fonds en larmes. De longues larmes tristes et silencieuses. Je sais à présent que tout cela est réel et que je dois retourner dans le goulot noir et l’apprivoiser marche à marche, faire face à l’épreuve du vide pour aller Dieu sait où vivre Dieu sait quoi, loin. Loin de moi me semble-t-il. Je m’assieds un moment, le temps de reprendre des forces, de reprendre courage, c’est que l’obscurité n’existait pas jusque là, j’aimais tant cette lumière orangée de mes journées et cette lumière bleue de mes longs soirs. Ne les reverrai-je jamais ? Aussi, y vais-je bien doucement, progressivement, avec prudence et lenteur, en tâtant l’obscurité du bout de mon pied jusqu’à la rencontre avec l’assiette de la marche suivante. Et je vais ainsi, peu à peu, d’angoisses en soulagements, dans ma lente et suffocante avancée, soutenue par l’esprit d’aventure, portant le menton haut et regardant droit devant et j’avance dans le noir comme dans la lumière. Car je ne sais pas ce que cache l’un et l’autre. Il ne faut pas y penser, n’est-ce pas ? Et je m’encourage et je me dis va, va, ma fille… J’ai toujours aimé m’adresser à moi même de la sorte : ma fille…   Comme si je m’enfantais moi même. Va ma fille, pose un pied devant l’autre, pénètre sans crainte dans l’obscurité, traverse la lumière, va ma fille. Ce qui est derrière toi n’est plus, va… Ainsi me suis-je accompagnée dans ma descente. À la longue, je suis descendue bien profond. Je ne saurais dire quelle profondeur ni en combien de temps. Si longtemps que je ne suis plus certaine de pouvoir jamais remonter là-haut, ce qui ne va pas sans m’angoisse. À l’issue de cet escalier interminable et noir, après avoir poussé une ultime porte nichée dans la pénombre, me voilà en quelque sorte immergée dans un bain de lumière, une lumière ardente vient me faire la fête comme un chien joyeux, une lumière chaude et presque orangée qui m’envoie en pensée vers mon tube . Attendrie, je pénètre telle une héroïne, droite et guerrière dans un grand hall aux murs ornés de mosaïque pâle comme la gorge de ces poissons que j’ai vus autrefois sur l’Écran. Au fond, une grande baie vitrée marque la frontière avec le dehors, vous le met sous le nez en quelque sorte. Va, ma fille… Je traverse le hall, droite et fière, va, ma fille… et je cherche la façon de passer à l’extérieur, et je ne trouve pas, c’est une grande vitre assurément très épaisse sans poignée ni serrure, ni rien à quoi on puisse s’accrocher, comme si j’étais dans un bocal et peut-être, c’est cela, je suis dans un bocal… Et puis, j’appuie mes mains et mon front contre cette paroi de verre pour au moins contempler ce qu’il y a au-delà et au-delà, il y a la chose la plus triste qu’on puisse imaginer : un gigantesque amas de papier froissé troué de cernes noirs d’où montent des fumerolles. Voilà ce qu’est devenu l’Écran. Cela me serre vraiment le cœur quand je pense à toutes ces jolies choses qu’il me montrait, à tous ces personnages qui me ressemblaient, et ces champs et ces montagnes et ces rivières, que sont-ils devenus ? Au moment où je me sens tout à fait comme un poisson enfermé dans son bocal, où j’hésite à remonter l’escalier, la paroi glisse docilement comme sur un rail huilé. Le dehors est là, devant moi, il s’étire de part et d’autre… Je fais un pas. Me voici au-dehors. Je sens sur moi la caresse de l’air, c’est délicieux, cela fait friser la peau comme un linge tombant dans la baignoire la surface de l’eau.

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

4 commentaires à propos de “#40 jours #07 | l’escalier”

    • Merci Françoise, plus fantastique que policier le projet, mais bon je me disperse je me disperse….

  1. Quel talent ! Tout à fait prenant. C’est ton écriture qui m’a retenue ici à lire. Ce n’est pas ma tasse de thé. Mais ce voyage oscillant entre descendre et remonter, « dressée entre deux vides », contempler ton absence, le « va, ma fille » qui rend ce trajet bizarrement réel, m’a beaucoup plus.

  2. trop gentille Anne même quand on te donne pas le bon thé mais si tu viens par chez moi, il y a du choix, du rouge, du vert du noir du bleu…