#40 jours #14 | Le monsieur du dernier étage.


Il y a, posé sur la table, devant lui, un trousseau de clés, le sien. Un anneau de métal y retient cinq clés : celles de la porte d’entrée, qui se composent d’une clé de verrou situé au dessus de la poignée d’ouverture de la porte à hauteur des yeux et d’ une clé longue de laiton, pour la serrure de poignée proprement dite ; celle de la cave qui est une clé de cadenas, celle de la boite aux lettres et celle de son vélo de taille beaucoup plus petites en métal argenté. Comme ces deux dernières se ressemblent beaucoup, il a fait une petite encoche au couteau sur celle du vélo pour les distinguer. S’il a choisi la clé du vélo pour l’encoche, c’est par crainte qu’on ne lui fasse reproche un jour, s’il avait choisi celle de la boite aux lettres, d’avoir dégradé le matériel à lui confié pour la durée de la location. Pour le vélo, il ne s’en sert que rarement, la clé reste surtout par habitude. Un scoubidou de plastique multicolore décore le trousseau de clé en même temps qu’il permet de le saisir facilement. C’est sa fille qui l’a fabriqué quand elle était petite, c’était il y a longtemps. D’habitude il range son trousseau de clé sur un clou à côté de la penderie mais pas aujourd’hui. Il n’a pas non plus pendu son manteau dans la penderie, il l’a gardé sur lui. Sur la table devant lui, à côté du trousseau de clé, se trouve sa dernière facture d’électricité. Elle devrait être dans le classeur prévu pour conserver les documents administratifs mais il ne l’y mettra qu’une fois payée, ce qui n’est pas encore fait. Cependant, ce n’est pas pour ça qu’il fait froid. Dans le classeur administratif, il y a un bail en bonne et due forme qui lui garantit l’occupation des lieux pour encore deux ans, renouvelables, s’il le souhaite, sauf si le propriétaire décidait de vendre. Dans ce cas, il serait prioritaire sur l’achat, sinon, il lui faudrait partir sous six mois. Il est assis sur sa chaise et son portefeuille lui fait une bosse au niveau du cœur à cause de toutes les cartes qu’il contient. On pourrait faire avec, ce qu’au casino, ou chez les magiciens, on nomme une main. Elles ne sont pas toutes de même utilité. Au dessus de la pile, il y a sa carte d’identité en plastique, celle qui est valable mais il y a aussi l’ancienne, celle en papier à double volet. Comme c’est la première carte d’identité qu’il a eu de sa vie, il préfère la garder par une sorte de superstition : Tant qu’elle est là, lui aussi. L’autre, c’est juste un bout de plastique issue des caprices d’une administration envers laquelle il ne ressent rien de sympathique, ce qui lui semble réciproque puisqu’il était bien stipulé dans les instructions destinée à faire la photo de cette carte qu’il était formellement interdit de sourire au moment du déclenchement de l’appareil. Sous la carte d’identité en plastique, se trouve son pass musée et sa carte d’invalide, en plastique également. Il ne peux pas beaucoup se déplacer à cause de sa maladie mais il a le droit d’entrer gratuitement dans l’ensemble des musées de la ville. Même s’il ne l’utilise pas beaucoup, il apprécie de posséder cette carte qui lui fait se sentir proche des autres, pas tout à fait condamné à la périphérie. Il y a ensuite, par ordre d’empilement, la carte de l’ascenseur, précieuse. Normalement, l’ascenseur est réservé aux habitants des appartements de l’immeuble, pas aux chambres de bonnes. Mais grâce à sa carte d’invalidité, il a pu obtenir du syndic une dérogation. C’est la raison pour laquelle il laisse ces deux cartes à proximité l’une de l’autre. Ainsi, si quelqu’un lui demande un justificatif à sa présence dans l’ascenseur, il pourra se disculper. Vient ensuite la carte visa. Il l’utilise pour ses courses et pour tirer régulièrement des billets de cinq euros qu’il distribue de temps en temps dans la rue. La dématérialisation de l’argent est un progrès de riche mais on ne fait pas l’aumône avec une carte bleue, se plaît il à répéter à qui veut bien l’entendre. Il n’est pas croyant mais trouve que Jésus est un brave type, qu’il ai vécu ou pas. Viennent ensuite sa carte de sécurité sociale et sa carte de mutuelle, ensembles pour plus de commodité à la pharmacie. Son pass culture lui donnant accès à la bibliothèque qui se trouve à l’angle de sa rue, il a pu se départir de l’ancienne carte de cette institution. Il profite des jours où il doit aller à la pharmacie pour emprunter des livres. Depuis quelques temps, il se déplace presque toujours à pieds mais il garde cependant toujours avec lui le certificat de garantie de sa bicyclette au cas ou il déciderait malgré tout de l’enfourcher, qu’il lui advienne un accident et qu’il doive se rendre chez un concessionnaire, ce qui ne s’est jamais produit et tant mieux car il n’existe peut être pas ou plus de concessionnaire pour la marque de vélo qui est la sienne. Il ne possède pas de voiture et n’a jamais passé le permis de conduire. Il n’a que très rarement quitté sa ville et l’a toujours fait train. Lorsqu’il prend le train, c’est pour aller à la mer, sur la côte normande, il quitte sa chambre le matin et reviens le soir. Il fait ça une fois par mois quand sa santé le permet. Il possède pour ces trajets une carte senior des chemins de fer qui, cumulée à sa carte d’invalidité, lui permet de bénéficier d’une place confortable hors des périodes de grands flux. L’avant dernière carte de la pile est une carte de fidélité à la petite supérette du bas de la rue, juste à coté de la bibliothèque. Elle appartient à une grande chaîne industrielle mais la dame qui l’a en gérance est presque une amie. Ils échangent quelques mots à la caisse quand il n’y a pas trop de clients. Elle lui a même donner une carte de visite avec son numéro de téléphone au cas où il aurait besoin d’aide, sait on jamais. Elle sait que sa fille habite loin. Sur la table devant lui, à côté du trousseau de clé et de la facture d’électricité, se trouve cette carte de visite posée à côté de sa main droite qui repose sur la table, à peine à un centimètre du bout de ses doigts. Sa main gauche pend mollement au bout de son bras, le long de la chaise. Sa tête penche sur son épaule.

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A propos de Laurent Peyronnet

Depuis une vingtaine d’années, je partage mon temps entre le nord de la Scandinavie et la région lyonnaise où je réside. Je passe environ cinq mois sur douze sur les routes de Laponie ou j’exerce le métier de guide touristique et le reste du temps, j’essaye d’écrire. J’ai publié trois romans jeunesse, quelques nouvelles et contes. Je fais aussi un peu de musique et de dessin. Je n’ai pas de site internet mais vous trouverez l’actualité de mes romans jeunesse sur la page Facebook : "Magnus saga" J'anime également de façon intermittente la chaine Youtube « Quelque chose à vous lire » ; vous y trouverez actuellement une soixantaine de lectures vidéos dont : Raymond Carver ; Bob Dylan ; Joyce Carol Oates ; Selma Lagerlöf... et plus modestement, quelques uns de mes textes.

Un commentaire à propos de “#40 jours #14 | Le monsieur du dernier étage.”

  1. Très présentes, une petite vie bien organisée et en filigrane une grande solitude et une fin annoncée? Texte que j’ai eu plaisir à relire plusieurs fois.