#40 jours #18 | telle que dans l’enfance

Comment c’est rentrer chez soi quand il s’agit de traverser la mer ? Combien de fois ce voyage, en ferry ou en avion ? Comment rentrer chez soi quand maintenant c’est trop tard ? Tu approches l’île, en avion souvent l’arrivée se fait par l’ouest, déroutante, la succession des golfes vers le sud dont tu ne maîtrises pas la géographie. Déjà les sommets du cap, les frôler presque. Ta vision d’enfance, les montagnes en copeaux de chocolats. La place Saint Nicolas, le boulevard Paoli, le port, les quais, la jetée, vue du ciel la ville impose ses droites. Le soleil éblouit la surface de l’eau comme une poursuite. Le lido de la Marana, l’étang, la piste. L’air chaud et humide dès que tu sors de la cabine, la passerelle métallique sous les sandales. Le ciel aveuglant. Les manches à air, la chorégraphie des agents drapés de gilets phosphorescents. Sur le tarmac des lignes colorées, l’odeur de kérosène. L’herbe brûlée. Sa main large qui te frotte l’épaule, ferme et tendre, la traversée du parking, la voiture gorgée d’air chaud, les vitres qu’on baisse pour l’illusion de fraîcheur. L’autoradio, les cassettes, son bras gauche posé sur le rebord de la portière, le volant dirigé d’une main. La concentration sur la route pour chasser la nausée, les boucles, les échangeurs, une zone abstraite jusqu’à la mer — sourire. La plage de Ficaghjola, le bleu azur, ta respiration apaisée, la citadelle, la lumière orange du tunnel. On avance, entre l’alignement des palmiers de la place Saint-Nicolas et les ferrys. Le clocher austère de Notre-Dame de Lourdes — la ville telle que dans l’enfance. L’émiettement ocre de l’immeuble à l’angle d’Émile Sari, le visage de la petite Salvat qui habitait au premier, juste au-dessus de la Brasserie, tu n’es pas certaine que c’était le Majestic. Remonter la rue arpentée mille fois, les lettres géantes du pressing, les lourdes balustres en pierre, la boutique de vêtements où tu te tortillais dans la cabine d’essayage à essayer des robes dont tu ne voulais pas. Il commence à siffloter entre ses dents — trouver une place pour la vieille AX, descendre, laisser l’estomac reprendre sa place. La porte verte du numéro 50 du boulevard Graziani, ses panneaux sculptés en diamant le verre cathédrale le fer forgé, les marches mouchetées, increvables, la pierre froide comme dans une église. Sitôt la porte de chez soi franchie, l’odeur d’encens et de tabac blond, sa voix grave, telle que dans l’enfance.


codicille : je me demande combien de fois j'écrirais ces retours, découvrir horrifiée sur Google Street View que les lettres du pressing ont disparu

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

12 commentaires à propos de “#40 jours #18 | telle que dans l’enfance”

  1. C’est génial Google street view pour ça justement, s’apervevoir soudain que des choses sont désormais absentes, on peut faire une présence de cette absence là , on écrit sans doute beaucoup pour ça certainement aussi.
    le zoom arrière fonctionne si on ne tient pas compte des interrogations du début sinon c’est un cercle je crois.

    • bien vu, le questionnement plutôt prologue en fait, l’absence je crois bien que c’est mon carburant, merci Patrick, j’espère comme toi trouver le temps de lire

  2. Un beau retour, en demi-teintes, j’aime quand ton écriture coupe et fouille à la fois, et…Salvat nom de famille de ma « vraie » grand-mère, qui ne fut pas sauvée, à 27 ans, des suites difficiles d’accouchement, l’entendre, le voir écrit, le sens qu’il renferme, et l’ignorance de tt autre chose sur elle ou si peu, en écho.

  3. Evocation belle et sensible de ce retour vers un chez soi qui est la ville. Cette succession de phrases qui sont autant de descriptions à part entière, j’aime beaucoup.