#40 jours #19 | Have you ever been experienced ?

Door Icon in trendy flat style isolated on grey background. Open door symbol


Assis là sans que rien ne se passe, chacun.e est immobile. Les chaises sont alignées le long des quatre murs, des chaises très simples, toutes les mêmes, en bois pour l’assise, en métal pour le squelette. Le métal a la même couleur sur chaque chaise, un jaune clair. Le bois du siège et du dossier est une sorte d’aggloméré de couleur claire, verni, ressemblant à du pin. Les gens sont assis dessus. La forme identique de ces chaises induit une similitude des positions. Pour pouvoir profiter du dossier, il faut avoir les fesses en arrière et les reins légèrement cambrés. Cela donne une impression générale de maintient, voulue par l’ergonomiste des lieux afin d’induire, par la position, l’idée d’une situation transitoire, non destinée à durer, encourageante donc pour le moral. Les corps, en effet, ainsi placés sur les chaises dégagent une impression d’inconfort , laquelle suscite l’idée que cela ne saurait durer. Cependant, cela dure. Les quatre murs sont percés de portes toutes les trois chaises. La pièce est assez vaste. Il y a deux portes dans chaque mur soit neuf chaises multipliées par quatre: trente six. Trente six chaises pour quatre portes, c’est certainement pour cela que l’attente dure. D’autant que lorsqu’une porte s’ouvre, elle ne laisse passer dans le sens de la sortie qu’une seule personne à la fois puis, une seule personne dans le sens de l’entrée. De plus, l’une des portes n’est que la porte d’entrée et de sortie pour la salle elle même, elle ne compte donc pas. Derrière celle ci se trouve un long couloir donnant sur les guichets administratifs ainsi que plusieurs wc. Quand un nouvel arrivant se présente, il y a toujours une chaise libre pour lui, ce qui est le résultat d’un filtrage strict des guichets administratifs. Afin de garantir l’intimité de chacun.e, les personnes présentes doivent demeurer dans le silence. On entend cependant comme un très léger pépiement venant des appareils auditifs personnels de quelques un.e.s qui diffusent de la musique pré enregistrée. Toustes ne portent pas ces oreillettes, seulement les habitués car il n’y a pas de réseau internet dans la pièce, ni de réseau téléphonique. C’est là un indice qui dénonce les novices. Il n’y a aucun.e enfant dans la salle, jamais, c’est un indice, en creux, de la nature du lieu. Mais on peut être là pour un grand nombre de raisons différentes, personne ne sait donc vraiment ce pour quoi son, sa voisin.e attend. La seule chose évidente, c’est que tout le monde attend. Il s’agit certainement d’une attente pour des problèmes graves car on ne voit personne sourire dans la pièce mais cet indice est biaisé car l’injonction au silence empêche chaucun.e de communiquer verbalement et, par voix de conséquence, refrène les tentations de communication non verbales dont le sourire fait partie. Chacun.e étant réduit au silence et à l’immobilité du corps, le visage en subit la contagion et arbore pour toustes une expression neutre ou triste qui persisterait par voie de règlement quand bien même la raison de l’attente ne l’imposerait pas. La pièce n’a pas de fenêtre, elle se situe à un étage quelconque d’un immeuble et est éclairée par des blocs rectangulaires fixés au plafond, diffusant tous les trois mètres, une lumière jaune tirant sur le blanc, aveuglante si on la regarde de face, ce qui rend difficile sa description précise mais fade et légèrement blême dès que diluée sur le contenu de la pièce, c’est à dire les gens. Il est arrivé que l’un des néons qui composent ces blocs d’éclairage subisse un avanie et se mette a clignoter a intervalles plus ou moins rapprochés en émettant un grésillement. Il a été constaté que ce phénomène sans grande importance produisait néanmoins une sorte de tension parmi les personnes assises et que cette tension débouchait assez vite sur des prises de parole ou des mises en mouvement, déréglant ainsi l’organisation du lieu et pouvant laisser craindre des manquements au protocole comme, par exemple, des prises d’initiative visant à résoudre le problème. C’est pourquoi les blocs lumineux font l’objet d’une surveillance étroite et d’un remplacement régulier des bâtons de néons. Les personnes assises on les mains sur leurs genoux, ou croisées sur leur ventre, ou bien occupées à tenir un livre, cette dernière occurrence étant plutôt rare car elle nécessite d’être venu avec son propre livre, l’établissement ne mettant pas de revue à disposition. Il n’y a pas d’horloge dans la pièce. Chacun.e consulte donc régulièrement son téléphone, ou son poignet pour les plus anciens, afin de se situer dans le temps. Sur chacune des porte est écrit un nom. Ce nom est précédé sur toutes les portes du mot « Docteur » suivi de sa spécialité. Cette disposition permet un jeu distractif pour faire passer le temps, jeu que les habitué.e.s ont toustes fini.e.s un jour où l’autre par pratiquer et qui consiste à deviner en observant les personnes dans la salle, qui consulte pour quoi. L’avantage de cette occupation est son côté distrayant et socialisant, malgré l’injonction au silence et à l’immobilité. Il permet même une forme d’empathie et offre une porte de sortie à l’étrange et angoissante présence à soi même qu’impose la situation. Car rester ainsi assis.e sans parler, sans bouger, sans savoir pour combien de temps et ignorant de la gravité de ce qui sera annoncé derrière la porte peut porter certain.e à des états difficilement supportables nerveusement. C’est pourquoi un ventilateur est actionné en cas de forte chaleur qui, c’est bien connu, augmente le sentiment d’oppression. Des distributeurs d’eaux sont également mis à disposition et, sur les murs, des photos de paysages permettent de « s’évader ». Les habitués, eux, ferment souvent les yeux. Les paysages, ils les ont vu jusqu’à la nausée et l’angoisse de l’annonce derrière la porte, ils ont appris à la domestiquer. Les mains sur les genoux, ils respirent silencieusement, discrètement mais profondément, attentifs au va et vient de l’air dans leur corps. Ils détendent leurs muscles et plongent leur attention dans les sensations de l’instant. Ainsi, disparaissent l’immeuble, les murs, les néons, les chaises et les portes. Ne reste que l’expérience de soi , ici ou ailleurs, de toute éternité, au delà des contingences.

A propos de Laurent Peyronnet

Depuis une vingtaine d’années, je partage mon temps entre le nord de la Scandinavie et la région lyonnaise où je réside. Je passe environ cinq mois sur douze sur les routes de Laponie ou j’exerce le métier de guide touristique et le reste du temps, j’essaye d’écrire. J’ai publié trois romans jeunesse, quelques nouvelles et contes. Je fais aussi un peu de musique et de dessin. Je n’ai pas de site internet mais vous trouverez l’actualité de mes romans jeunesse sur la page Facebook : "Magnus saga" J'anime également de façon intermittente la chaine Youtube « Quelque chose à vous lire » ; vous y trouverez actuellement une soixantaine de lectures vidéos dont : Raymond Carver ; Bob Dylan ; Joyce Carol Oates ; Selma Lagerlöf... et plus modestement, quelques uns de mes textes.

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