#40jours #30 | lanceurs en embuscade

Avec une nouvelle légèreté. Comme l’indiquait la grammaire textuelle des apprentissages, nouvelle présuppose ancienne. C’était quoi l’ancienne ? L’insoutenable ? Celle qui tient juste à un déplacement dans le temps et dans l’espace ? En tous cas, elle ressemble à la silhouette de cette femme qui avait décidé de traverser à pied sous la neige la ville aux ponts avec peu de repères, en se laissant porter par les rues, leur perpendicularité d’après la reconstruction, tout en gardant vives ses antennes. C’est ainsi qu’elle avait croisé la figure d’une reine mélancolique, Erzebet, laquelle avait adopté l’indépendance du pays comme on adopte un enfant, au prix de sa vie. Plus loin la femme était entrée en hésitant dans la maison sombre, passage dont elle ne pouvait pas faire l’économie. L’allégresse du déplacement avait disparu dès qu’elle avait compris où elle mettait les pieds : dans le vif de l’histoire avec ses odeurs insoutenables dans les murs des caves, tous les portraits des arrêtés, des torturés, les images de la ville écrasée, mise sous tutelle, méprisée. Coup dans l’aile de la légèreté qui était ressortie de là secouée, l’oiseau se disant heureusement c’est fini tout ça avant d’aller prendre un bain régénérant dans les eaux soufrées, et dans un café animé parler de Imre Kertész, rescapé du double rouleau compresseur, capable d’écrire encore, de traduire, d’aller jusqu’ à sa Sauvegarde. Alors si lui a pu y arriver, pourquoi pas d’autres ? Même avec d’autres coups dans l’aile, même avec le retour de la maison sombre sur la scène internationale. Peut-être que la nouvelle légèreté qui n’en est pas une est faite de ça : traversées, rencontres, coups de boutoir, vies déchiffrées chutes et éblouissements fugitifs, changements qui n’en sont pas forcément. La nouvelle légèreté pourrait ressembler à la silhouette de cette femme qui avait décidé de traverser à pied sous la neige la ville aux ponts avec peu de repères.  

Trouve tout ce dont tu as besoin le problème tu leur réponds à chaque fois c’est que tu n’as besoin de rien : tu as déjà tout ce qui compte vraiment, essentiellement les livres et le sourire des enfants (ou des grandes personnes quand il s’agit de ce qui n’est ni figé ni obligé) et comme la mort t’a arraché le cœur qui était dans le tien, tu ne vas quand même pas aller jusqu’à mourir pour le retrouver. Ce serait exagéré même si au début tu étais au bord de ça, mais c’était à cause de la disparition : incompréhensible, impensable, inacceptable et tout ce qui va de pair. Mais finalement tu reviens sur ce que tu as dit. Si : besoin de quelque chose qui te soulève et se mêle à ce que tu fais, à ce que tu es, aux endroits, aux circonstances. Le faire connaitre, lui à travers ce qu’il a laissé et l’histoire invraisemblable des routes qui se croisent. Une œuvre inouïe, celle du peintre porté à incandescence, de Paris à Tokyo en passant par Bruxelles et tous les lieux nommés dans les pages du livre que tu vas publier maintenant qu’il existe et par-là tu le rejoins, ce que d’autres feront aussi quand tu seras passée de l’autre côté.  Avec tout ce que ça suppose et représente. A part ça besoin de rien.

là où tes rêves les plus secrets te ramènent dans  un endroit qui t’échappe et te retient, aussi prégnant que son corps revenant la nuit pour t’emmener là, près du lac, dans les herbes folles, près des pagodes interdites, ruinées, et bien plus loin..  

Tu as encore le temps je me le suis dit à moi-même si souvent dans le feu nourri de questions qu’on appelle vie dite bien remplie. Encore hier là où j’étais invitée (à parler de madame François, merci internet, on trouvera son nom si on cherche) : tous les débats sur l’autobiographie, le pacte ou pas.  Cap ou pas cap. Détour ou non. TER ou TGV. Les deux sans doute, continuité quand il faut passer d’un circuit à l’autre pour être à l’heure quand tout n’est pas direct. Trop beau pour être vrai ou trop vrai pour être beau : un fil tendu entre ces deux piliers et il faut tenir un balancier pour traverser. S’entrainer à faire des allers-retours, au risque du vertige. Au retour, hier, saisie d’avoir vu le lieu où sont archivés des milliers de documents (journaux intimes, lettres…) qui jamais ne seront publiés (mais dans l’intervalle, certains auront muté et seront devenus fictions, étant ainsi d’une certaine manière protégés tout en faisant l’objet de travaux savants, les chercheurs patentés travaillant sur tous les écrits – cheminots, personnes embarquées dans les guerres, amoureux transis ou pas, et des centaines d’autres. On m’a dit que Charles Juliet, né à quelques kilomètres du lieu où nous nous trouvions était venu là parler de Lambeaux et qu’il avait été sidéré (comme je l’ai été) de découvrir le stockage, le fonds des journaux des lettres et autres strates d’intimité. Autres questions : et lui, entrera-t-il dans le dépôt ? Ce n’est sans doute plus sa préoccupation, à présent qu’il a régulièrement publié l’intime (et là débat, j’ai entendu : entre l’écrire pour soi et la littérature, écart il y a disent certains et chacun s’interroge. L’acte auctorial, tout ça …). Et les autres ? Et les strates des dépôts à venir ? La question de l’entrepôt, du lieu, des archives d’avant et de pendant le numérique. Annie Ernaux aussi est venue parler là où nous étions rassemblés mais à son propos je n’ai pas récolté d’écho. Une image forte s’impose, au fil de ces journées dédiées. Dimanche je me suis posée un peu au hasard dans ce qu’ils ont aussi appelé « atelier » : autour de cette toute jeune femme, tellement rayonnante. Jeune ingénieure chercheuse spécialisée dans le développement de métamatériaux, une scientifique. Tout en expliquant que depuis toute petite elle tenait son journal, elle a raconté : milieu dit modeste, ses parents bienveillants savaient que depuis toute petite elle écrivait mais n’avaient pas lu ses cahiers. Pudeur. Elle voulait aussi dire à quel point l’école avait été importante pour elle qui venait de ce qu’on appelle nulle part. Elle a sorti des sacs ses journaux intimes ficelés, fermés ; a coupé chaque lien et a tout fait circuler en nous disant qu’elle le faisait parce qu’elle savait que nous étions réunis autour de ces questions, alors qu’elle ne nous connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Sa confiance inestimable m’a donné envie de pleurer. Je lui ai dit que c’était sans doute pour elle comme une inauguration, comme une naissance quand on coupe le cordon. Je lui ai demandé ce qu’elle pensait faire de cette montagne d’intime éclaté dans ses sacs. Un dépôt ? Autre chose ?  Elle a répondu, lumineuse, qu’elle ne savait pas, qu’elle avait encore le temps.   

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.