#40 jours #05 | 89 rue de Paris

Le temps d’un réglage – ou peut-être que c’est un effet de style voulu par l’agence-, pendant quelques secondes le regard se perd dans la vitrine élégante d’une petite armoire en bois, un vaisselier de maison de poupée qu’on aurait agrandi et habité avec minutie d’un service à thé en porcelaine chinoise grise et bleu, celui qui servira à tous les goûters, les meilleurs goûters qu’on a pu connaître. C’est de là que nous partons, pas de la porte d’entrée, non, la caméra s’en souvient à peine, elle entre dans le séjour offert au regard par une double porte, toujours ouverte, il faut faire grincer le parquet pour y entrer et embrasser des yeux la grande table de la salle et la cheminée sur laquelle trône une horloge en marbre d’un autre temps – on ne résiste pas à prendre sa clé pour l’ausculter et la reposer, effrayé de ce qu’on pourrait faire avec. Alors on se venge sur la grande lampe et son pied en bois torsadé, en l’allumant d’un coup de talon comme on démarrerait une vieille bécane. On l’éteint aussitôt, le soleil inonde déjà la pièce depuis le balcon, derrière le rocking-chair, on n’y va jamais seul sur la terrasse, on y va pour mieux voir la vitrine de la chapellerie en bas, on y va une fois l’an pour voir le Géant passer, si vous sortez au bon moment, il vous regardera dans les yeux et vous n’oublierez jamais ce regard, et vous sursauterez en l’entendant expirer comme souffle une tempête (l’air de la mer n’est jamais loin) et vous repousse à l’intérieur, dans le coin canapé. On y ouvre discrètement la bonbonnière en cristal pour la piller sans bruit, on repart à pas de loup et le magnétoscope ronronne dans le placard. La porte du vaisselier grince quand on y range quelque chose. Quand on se met à sa place, on peut tout voir, la double chambre sur la droite, avec ses couvertures aux bordures satinées qu’on fait filer entre ses doigts, ses matelas qu’on fait apparaître comme dans un camping-car d’un tiroir de lit qui sent les vacances, et puis au fond la silhouette maternelle qui cache son chagrin en feignant d’avoir du mal à fermer la fenêtre. On se réfugie dans la cuisine et sur la table carrelée, son cidre et ses tranches de salamis font nature morte avec les géraniums de la fenêtre. Le carrelage de la cuisine s’entend mal avec celui du couloir où trône l’armoire de la maison de poupée, elle voit tout cette armoire mais elle reste à distance des deux dernières pièces du fond, tapie dans l’ombre. La salle d’eau qui baigne dans une lumière trouble et dans une odeur de corps usés. Et puis l’autre pièce, celle qu’on croise en coup de vent en entrant sans avoir l’idée d’y entrer. On ne vous l’a jamais interdit mais elle ne vous appartient pas, jamais. Sa porte est parfois entrouverte, les jours de ménage ou les jours incertains comme celui-ci, on a ouvert les fenêtres et ses voiles dansent avec le vent, le jour peine à égailler les murs, et on le voit pour la première fois et sans doute la dernière, ce lit d’hôpital qui n’a rien à faire là, celui qui gâche la visite et qu’on déshabille des draps qui ne serviront plus.

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, travaille principalement pour des programmes jeunesses. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.