#40 jours #double | engloutie

On y est. Un peu en surplomb d’une surface reconnue. Retrouvée, sous le ciel changeant. Minérale et fluide. A peine soulevée par une risée. Miroitante. Grisée. Immense. Donnant envie d’appareiller. Mais c’est autre chose qu’elle va risquer Ayant tellement pratiqué la nage d’endurance depuis l’adolescence, elle pense aller plus loin, autrement : soit battre une sorte de record intérieur en allant jusqu’à la limite de ses forces sans prévenir ni savoir si elle aura la force de revenir, soit plonger au profond, franchir la surface vers le bas, et voir au-delà ou en-deçà – même eaux et tu entends : mêmes os. En regardant la surface soulevée par une houle légère, comme un corps qui respire lentement en dormant ou en voyageant, elle se demande si elle va pouvoir se lancer, trouer la surface et se laisser adopter par le silence du dessous. La surface vivante est ponctuée de récifs qui donnent une idée de la phrase autant que de l’aimantation. Elle va se décider. On dit toujours que c’est le moment où jamais, il faut y aller, c’est une question de fond, un déclic lié à la respiration. A cet endroit, on parle de légende, de ville engloutie, du flot impensable qui s’est engouffré une fois les portes ouvertes, par effraction voulue. On ne sait pas mais elle respire comme respire l’espace qu’elle surplombe, juste le temps de se décider. Elle ne trouvera pas ce qu’elle cherche mais dans ce qu’elle cherche se trouve ce qui a disparu. Il faudrait savoir. Elle se décide. Inspire. Se jette à l’eau. Apnée. Grand fracas de l’écran qui crève, bulles du franchissement et plus rien qu’un incroyable ralenti. Plonger, se replonger. En double. C’est la première dizaine qui revient de loin, comme à sa rencontre. Un début qui n’en est pas un, un chapelet autour duquel elle tourne avec ses nageoires qui ont poussé d’un seul coup quand son corps a fendu la surface vers le fond. Elle se fond dans le flux et regarde la dizaine avec la curiosité des êtres suspendus entre deux mondes : deux ombres penchées sur un segment, trace d’un pas sur le pont enneigé, main aveugle dans la bouche d’égout, parois et verrières classées en cours de restauration, rue lavée au petit jour, accumulations du brocanteur, retranchement d’Odessa, salle des fêtes et grande amoureuse, langue de terre, salles du soutien, carte intérieure, caves des dépôts, stockage des œuvres, prélèvements, bribes du sabotier. Ses nageoires sont directement liées aux battements du cœur, comme des oreillettes à l’extérieur du corps. Et la dizaine soudain se disperse, les grains du chapelet se mêlent aux bulles d’oxygène : elle ne parvient plus à distinguer les petites sphères, planètes sous-marines, qui se mélangent, nouveau banc de poissons rejoignant les autres. Le souffle commence à manquer, il est temps de s’accrocher à la longe de sécurité, les nageoires s’étiolent d’un coup. Vite. Refaire surface.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “#40 jours #double | engloutie”

  1. Que c’est beau ! Sensations si fortes, si précises du plongeon et les belles images nées entre deux mondes. Superbe