#40jours #05 | dans le sens inverse des aiguilles d’une montre

Tout d’abord, il y a une impossibilité, l’impossibilité d’être là, dedans, là-dedans, complètement, car le regard est tout entier happé par le jardin, la lumière qui appelle, qui tambourine à la fenêtre, l’humidité feuillue de la forêt à l’horizon, la haie de noisetiers coupée ras — papa s’est entaillé le genou l’année dernière avec la tronçonneuse — la nappe de gazouillis, avec par-dessus quelques pugnaces coucoucou, et le grand sapin jaune, bien sûr, l’alter ego planté à la naissance, dont l’énergie bienveillante irradie d’amour. Puis, c’est pas tout ça mais…, du coin de l’œil gauche l’heure est dans une assiette marron, petite aiguille grande aiguille tarabiscotées comme les lettrines du moment qui s’ouvre, tac tac tac tac, pivert trop régulier pour être vivant. La table du petit déjeuner est dressée, bols à oreille, biscottes heudebert, confiture à l’orange forcément amère, serviettes aux couleurs primaires, scène immuable préparée la veille au soir. La nappe, la nappe en toile cirée jaune et verte, laisse voir sa trame aux coins de la table, on voudrait qu’elle ne soit jamais jetée, combien de temps, combien de temps nous reste-t-il ? Les quatre chaises racontent le lien, les quatre chaises sont peut-être la seule vraie famille de la maison. Accrochées au mur de gauche au papier peint jaune incrusté de figures florales, quatre casseroles en cuivre immaculé, enfin à part peut-être quelques traces de doigts d’enfant curieux, les redouble, ainsi que quatre pots à chapeau rose qui n’ont jamais servi à rien qu’à rêver qu’on les utiliserait un jour. La porte apparaît alors, issue de secours de l’ado lors des crises de colère du père, entrée vers le giron chaleureux pour la petite fille, accès au refuge à l’odeur rassurante de légumes bouillis. Le temps est suspendu le temps que les légumes cuisent, le stylo bic de l’enfant tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, quelle fierté que cette agilité des doigts au pays du corps contraint, espace de liberté infinie quand rien n’est possible. A gauche, des portes en chêne protègent les placards, le bois est le rembourrage tendre de la pièce de l’isolement, les placards continuent à étaler leur force encore à gauche, l’évier surgit, la coulure de vert de gris persistante malgré tous les frottages acharnés de la mère. Les petits carreaux aux figures vagues dans un fond marron beige figurent l’énigme même à l’origine de la famille. Tout en haut des placards, des marmites en cuivre placées là par l’enfant devenue adulte, devant un bout de papier peint rouge foncé, lui aussi ajouté après l’enfance, tant qu’il est encore temps de mettre un peu de beauté dans la beauté, de la chaleur dans la chaleur, de la vie dans la vie.

A propos de Sophie Hutin

Metteuse en scène & Formatrice à *La Marcheuse* : Théâtre | Danse | Performances | Action sociale ---> http://LaMarcheuse.fr Avance dans l'écriture avec lenteur et pugnacité