#40jours #09 | instantané dans un train

Ils sont sont assis au centre de la voiture. Face-à-face dans le carré famille. Elle, la cinquantaine, avec des cheveux noirs coupés au carré. La tête penchée sur un livre ouvert qu’elle tient posé sur la table en plastique qui se trouve devant. Elle sourit. Lui, mince et grand. Il paraît grand car sa tête dépasse les repose-tête mais il a peut-être des petites jambes. Non, il est grand. Ses jambes repliées donne une idée de sa taille. 1,90 mètre ou un peu plus. Il se tient droit et regarde à l’extérieur du train qui file. Un rire, bref et spontané. L’adolescent assis deux rangs derrière lui lève la tête. Jusqu’alors, le visage de l’ado était presque invisible. Une capuche sur la tête, un gros casque audio relié à un téléphone portable. Jusqu’alors, son regard n’avait pas quitté l’écran. En se redressant, ses yeux bleus apparaissent mais ne transpirent aucune émotion particulière. L’ado a juste levé la tête quand il a entendu le rire, malgré ses écouteurs. La vielle dame n’a pas bougé. Assise sur le troisième siège de la voiture, côté fenêtre gauche, dans le sens de la marche, elle a le nez plongé dans son cabas. Elle est un peu sourde avec son appareil auditif. Elle est complètement sourde sans. Elle ne l’a pas aujourd’hui. Elle l’a oublié. De toute façon, au marché, elle se sert sur l’étal, donne les fruits et légumes à peser, paye. Pas besoin de parler, pas besoin d’entendre. Un jeune homme sort de la porte de devant donnant accès à la voiture. Comme il s’agit de la première voiture du train, c’est sans doute la cabine du conducteur. Il a les cheveux qui tombent sur ses épaules, une boucle à l’oreille et la casquette du contrôleur parfaitement ajustée. Le dernier passager qu’il contrôle est un homme assis juste avant la porte donnant accès à la deuxième voiture. Une quarantaine d’années, silhouette rondouillarde, chemise blanche et cravate bleu clair. Un porte-documents en cuir noir est posé sur le siège à côté de lui. Il lit le journal du jour à la une duquel la découverte d’un corps mutilé de jeune femme fait le gros titre. Lorsqu’il tend sa carte d’abonné au contrôleur. Un cri retentit dans le wagon.

Sous l’effet de la surprise, la chercheuse au CNRS lâche son livre. À cet instant, elle ne pense pas au rapport qu’elle doit finaliser dans la journée même si ses expériences ne sont pas toutes terminées. Face à elle, son mari s’est levé et s’est approché de la fenêtre. Une main posée sur sa bouche, il regarde dehors. À cet instant, il ne pense pas aux copies qu’il doit rendre à ses élèves et au sermon qu’il va devoir leur sortir. Pas normal d’être si mauvais à un mois du bac. Pendant que la bande-son de « Red Shadow Legend » retentit dans son casque, le lycéen aperçoit par la fenêtre du train, dans une maison située en contrebas de la voie, un homme en train d’étrangler une femme. Il met du temps à se rendre compte que la scène n’est pas virtuelle, qu’elle ne fait pas partie de son jeu. À cet instant, il ne pense pas à son prof de français, deux rangs devant lui, qui s’est mis à crier, ni au bac dans un mois. Il ne pense pas non plus à son père qui ne veut plus lui parler ni à sa soeur qui n’est pas rentrée de la nuit. Devant la porte qu’il venait d’actionner pour accéder à la voiture suivante, le contrôleur s’est retourné. Il n’a pas encore compris ce dont il s’agissait, craignant qu’un passager ne se soit trouvé mal. Un de ses collègues lui a raconté l’histoire d’un vieil homme découvert mort sur son siège. Cette histoire l’a hanté. De toute façon, il a décidé de partir sur un bateau. À cet instant, il ne pense pas à cet avenir qu’il s’est tracé, il ne pense pas à son départ pourtant programmé. Quant au comptable de la société XXplus, c’est la première fois en quinze ans de double trajets quotidiens qu’il entend un cri dans un train. Il y avait bien celui de cette jeune femme qui chantait à tue-tête avec les écouteurs dans les oreilles, mais ce n’était pas le même cri. De toute façon, à cet instant, il ne pense pas à ça. Il ne pense pas non plus aux fêtes de Noël qu’il passe chaque année chez sa soeur, ni au repas du soir. Lui aussi s’est approché de la fenêtre et lui aussi voit la scène. La première chose qu’il se dit c’est qu’après avoir tué sa fille, l’assassin s’en prend maintenant à sa femme. Et qu’il aura des choses à raconter à ses collègues de bureau devant la machine à café dans quelques heures. La vieille dame, elle, ne pense pas à sa retraite qui doit tomber dans deux jours. Elle se dit qu’il ne faut pas qu’elle oublie d’acheter des poireaux.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.