#40jours #10 | (j’ai oublié le titre)

Je n’ai nulle part ici de souvenirs d’enfance. Je suis jeune dans cette ville, la poussière sous mes pas n’a pas fait strate encore. Je commence seulement à rencontrer des lieux qui ne me sont plus rien mais qui me parlent du passé. D’un ami perdu de vue, d’un magasin vendu, d’un pyjama jeté avant usure dans la poubelle d’une rue où, à l’époque, je ne passais jamais, parce que je voulais me débarrasser du souvenir d’une perte. Aujourd’hui je passe à proximité une fois par semaine. J’avais perdu les eaux avant terme. Ce bébé n’est jamais né, mais ma mémoire s’est apaisée et je peux m’amuser de cet acte magique commis dans le désespoir par quelqu’un comme moi qui se veut rationnel.
Je n’ai pas ici l’ancrage de générations, mais que m’importe puisque je suis de la famille des hommes, et que je m’inscris autant dans la filiation de l’esclave gauloise ramenée par Pythéas de l’extrême occident (personnage que j’invente parce que sans doute il a existé) que dans celle de la noble anonyme ensevelie dans un sarcophage historié de la basilique Saint-Victor, une croix en or sur le front, que dans celle du sieur de la Blancarde anobli par François Ier parce qu’il avait fait construire un châlit assez grand pour y étendre le roi (1 m 97 au bas mot), que dans celle d’une ouvrière de Picon qui vendait des oranges sans peau sur le boulevard National, le soir après le boulot.
Ce qui est bien, quand on n’est pas d’une famille, c’est qu’on peut adopter ses ancêtres.
Il se trouvera forcément des grincheux pour me contester le droit d’écrire sur Marseille, comme ceux qui disent qu’on n’aurait le droit d’habiter un lieu que lorsqu’on y est né, comme ceux qui pensent qu’on ne peut dénoncer la traite transatlantique que si l’on a un pourcentage suffisant de mélanine dans l’épiderme. Quel pourcentage d’ailleurs ? Comme ceux (celles ?) qui prétendent impossible pour un homme de se mettre à la place d’une femme violée ou d’être féministe. Tant pis pour eux.

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.