#40jours #11 | Perdu en mer

Tant que la côte n’est pas là, être perdu en bateau est une question abstraite, une question de savoir, de confiance, d’expérience. La vue ne joue aucun rôle. Les algues et les déchets flottent toujours de même, qu’on soit ici ou là. Les vagues ressemblent aux vagues, les nuages ne donnent aucune indication, sauf parfois à dire, comme la présence de certains oiseaux, qu’on se rapproche surement d’une terre encore lointaine qu’on ne devine pas vraiment, mais qui serait peut-être là. Peut-être. Tous les signes au crayon dessinés sur la carte sont des points estimés. On estime la force du vent, la dérive du bateau, la fiabilité du barreur, sa capacité à tenir le cap, l’exactitude de la pendule quand on a un sextant… C’est une estime. Un art. Quand il y a de la batterie, quand il n’est pas en panne, quand on a les moyens de s’en offrir un, il y a le GPS qui nous donne un coup de main. On lui fait grande confiance. Trop grande même parfois et quand il fait défaut, on se sent plus perdu qu’avec une vague estime. Une fois la terre en vue, « perdu » reprends son sens terrestre, on compare de même le nom de la rue ou celui du phare avec la description que nous donne la carte ou qu’on nous a donné ou dont on se souvient. Alors à pied on va voir, pour voir si la rue que l’on cherche ne serait pas celle d’après. En bateau aller voir sans savoir où on est, est bien plus délicat. Se rapprocher pour voir, pour mieux différencier château d’eau et clocher ce serait bien tentant, mais quand on ne sait pas ce qu’il y a sous la coque, le risque est bien trop grand qu’il y ait un caillou, immergé et caché qui mènerait au naufrage plus qu’à destination. Aller voir de plus près est un pari risqué, qu’on ne tente qu’acculé et sur la pointe des pieds. On ne dit pas perdue à terre pour celle qui se retrouve devant la déchetterie en cherchant la boulangerie, on dit juste perdue. Mais dans perdu en mer, il y a du tragique, du définitif et de l’irréparable. Loin du simple égarement, cette perte-là est un drame

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

2 commentaires à propos de “#40jours #11 | Perdu en mer”

  1. trop peur de la mer, en lisant votre texte, encore moins rassurée. Merci