40JOURS #18 Rosaire des résidences de fortune

© Maya Lin

Il y avait des mois déjà qu’il avait rendu les clés de son dernier domicile connu. Le pavillon moche de la banlieue nord qu’il sous-louait à une vieille — et il faudra noter quelque part l’importance des vieilles dans sa trajectoire, et pas seulement Malice, ou la bibliothécaire, mais tout un réseau de petites vieilles avec plus d’un tour dans leur sac en croco, cette mafia de mamies à qui on donnait le Bon Dieu sans confession avec une réduction carte senior, alors qu’une bonne partie avait signé sans faillir le manifeste des 343 salopes, ou aurait rêvé de le faire, et qui sur le tard, à la faveur d’un veuvage ou d’un divorce, s’étaient largement rattrapé dans la dissidence, sous couvert de leurs respectables cheveux blancs —, il y avait passé trois années assez heureuses. Le voisinage était accommodant : un médecin, pensez donc ! Il fermait les yeux sur l’ensauvagement du jardin, les visites tardives (oh, toujours très discrètes), ces gens qui habitaient là pendant son absence et dont on ne savait jamais au juste combien ils étaient. Là-bas, il espérait encore trouver un aménagement, un moyen terme, une façon de faire qui lui permettrait de garder la tête hors de l’eau. Les cachotteries l’émoustillaient, il nageait à son aise dans les secrets — et sa pratique en charriait autant qu’un fleuve des alluvions —, il aimait les romans à clés, mais la clandestinité était un lointain terrifiant et — il le croyait alors — hors de sa portée. Il avait du déménager vite, si vite qu’il n’emporta rien avec lui qu’un sac et sa grande mémoire. Le lendemain, la logeuse fit venir comme convenu un camion d’Emmaüs et un autre de la ville, pour les monstres, qui mirent ses possessions en coupes réglées. Depuis, on l’hébergeait à droite et à gauche et il lui arrivait de rester suffisamment longtemps dans un endroit pour s’y sentir chez lui : l’appartement d’un pianiste modeste, un deux pièces en enfilade qui tournait autour d’une minuscule cour carrée, au dernier étage avec pour tout vis-à-vis les docks désaffectés et le canal, des voisins turcs ou pakistanais, à l’exception (là encore) d’une dame de grand âge, avec un spectaculaire coup de main pour les plantes, qui transformaient l’avant-dernier étage en barrière verte contre les intrus. Ce canapé où il dormait spectaculairement bien, dans un triplex mal foutu comme tout où cohabitaient comme des gamines du Robinson suisse, deux femmes par ailleurs très engagées dans des vies professionnelles avec des horaires opposés, si bien qu’il n’y avait jamais de bruit sauf le dimanche, l’une allant se coucher quand l’autre se levait. Et à présent que le train l’emmène sans retour, il regrette les longs chuchotis dans leur cuisine en pente, où l’on riait beaucoup en prenant garde de ne pas réveiller celle qui dormait sous les combles. Avec celle du matin, les échanges étaient plus sérieux, et le ton plus libre : l’autre avait un sommeil de plomb… Le grenier de Malice — reine de la coalition invisible des vieilles dames en faveur de ce jeune homme sympathique et ambigu, qui tirait vers la quarantaine sans qu’elles daignent s’en apercevoir — pendant les quelques semaines qui avaient précédé la liquidation de la maison. Toutes ces piaules, ces niches, ces planques lui avaient permis de rester à Paris ou dans ses environs pendant presque deux ans, mais la situation n’était plus tenable. Dans le train qui retournait en province, il égrainait le double rosaire de ses résidences de fortune et d’autres, plus anciennes, plus lointaines et pour chacune d’elle disait la même prière en manière de consolation : 
Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

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