carnet individuel | CeM

#40 environ 90 contributeurs pour ces carnets (ou 89 ou 124 je n’ai pas compté) qui seraient force de propositions (on pourrait imaginer pendant 90 jours 90 propositions d’écriture qui nous viendraient de 90 lieux différents par ordre alphabétique jour de naissance inscription préalable tirage au sort invitation (que sais-je encore) (ou pendant 90 semaines 90 propositions d’écriture à raison d’une par semaine qui nous viendraient de 90 lieux différents) (90 semaines ça nous mène loin ; où en seront nos carnets dans 90 semaines ? Et où serons-nous dans 90 semaines ?)

#39

#38 réminiscence d’un temps ancien que je ferais remonter aux environs de 3,2 millions d’années celui des australopithèques quand Lucy notre ancêtre bipède marchait sur deux jambes courtes lui permettant de se tenir presque droite. on dit qu’elle avait une démarche chaloupée mais dans le rêve je me sers de mes grands bras non pour grimper facilement aux arbres mais pour courir plus vite. ils me servent soit de béquilles pour avancer à grands bonds soit en renfort des jambes et me voilà courbée comme une bête à courir pour ainsi dire à quatre pattes mais pas tout à fait quand même. la position verticale me permet de reprendre souffle. rapidement la course accélère le rythme mais je ne sais pas où je cours ni je ne tiens compte de mon entourage qui lui se tient droit. j’ai besoin de ces quatre appuis pour avancer à la manière des hommes préhistoriques quand ils n’étaient pas complétement erectus. comme si quelque chose me rappelait sans cesse d’où je viens

#37

« Ta vie s’est arrêtée quand tu es mort. Mais des choses vont continuer à m’arriver à cause de ça. »

J’ai perdu en une nuit amant ami confident mari père de mes enfants quatre kilos et le goût de lire. Je suis revenue à la lecture grâce à Jeanne Benameur De bronze et de souffle, nos cœurs André du Bouchet Ici en deux et l’adaptation graphique du roman de David Vann par Ugo Bienvenu Sukkwan Island l’un des livres si ce n’est le plus sombre que j’ai puis lu

Sans mes innombrables carnets et agendas impossible d’aligner dix phrases de par cœur et surtout pas le temps aujourd’hui de me plonger dedans

#36 je lis des chiffres et des écrans. les étoiles dans le ciel. je tapote les lettres B et A sur l’écran du téléphone et le texto s’écrit tout seul. je lis des mots glanés sur la porte des toilettes. machinalement je lis sans les lire les lettres sur le tube de dentifrice à la salle de bain. sur la table du petit-déjeuner je lis les informations inscrites sur les paquets. je les ai déjà lues hier. je lis la date sur la cellophane du pot de confiture. j’évite le bulletin récapitulatif des épandages 2022. je coche des chiffres sur les relevés de comptes. j’encode des chiffres sur les touches du clavier, je sélectionne le compte à débiter, un compte à créditer, j’entre un montant, je note les références du paiement du bout des doigts et je valide. pas l’impression d’avoir écrit. pas tenu un stylo ni un crayon. je manie couteau et fer à repasser. j’écris sur le clavier la note du jour pour le carnet. je lis dans la boite mail ne pas lire. je ne lis pas. j’écris. j’envoie. je lis des textes issus d’ateliers d’écriture. des fragments. les livres restent momentanément éloignés. fermés. période peu propice à. livres ou textes. écrire textes. lire viendra.

#35 ce n’est pas tant le mot le quoi le qui que le où trouver le mot sur le bout de la langue qui n’y est pas dans quel carnet de lectures de citations de prises de notes le titre du livre du film le nom de l’auteur du réalisateur du comédien de la comédienne des personnages dans quel cahier classeur cours sur quelle feuille volante bout de papier ce mot est-il écrit parce qu’il est forcément écrit quelque part ce mot dans le dictionnaire dans un répertoire à quelle page quelle lettre dans une revue dans un journal mais où – on en oublierait presque le mot perdu pour chercher son support le comment il est arrivé là et sorti aussi vite de la mémoire oublieuse

#34

SM – 13/12/2022 – Lame à neige

quatre centimètres neige lourde mouillée il est trois heures quarante attendre café lame attelée au tracteur température extérieure moins un degré ressenti moins quatre degrés moins six degrés en plaine attendre café il est quatre vingt-cinq six centimètres de neige la clé n’aime pas le froid casse dans le barillet porte maison fermée déverrouillée déneigement parcours soixante-dix kilomètres effectué en ville et à la campagne en cinq heures quinze minutes café croissant

#33 déplacer corps marcher vers platane et photographier l’arbre à travers saisons et feuillage en direction de l’ouest où l’horizon muet dit quelque chose de jour pas de nuit retenir les mots qui s’écrivent dans le mouvement des jambes découvrir crâne vide comme boîte et main laborieuse à former lettres ou bien asseoir corps pour sieste laisser s’écrire l’intérieur des paupières velours mais dans volonté de tenir les mots s’évaporent laissent illusion d’un texte dans le vide aménagé

#32 à moins d’une encablure ce qui se dit se murmure dans les allées nul ne le sait tu es pierre et dans chacun des cailloux sur le chemin j’entends voix qui chuchotent se mêlent à mon pas me disent vis remonter filon lame de roche parfois coupante casser gangue autour des mots tapissés dans géode comme améthyste déshabiller veine de quartz creuser galerie jusqu’à cisaillement et s’en extraire gravir paroi abrupte éviter chute libre sentir la corde qui se tend celle que tu retiens

#31 voix muette ça crie trop fort de l’intérieur je n’ai rien dit alors que d’habitude il suffit d’une pièce pour que logorrhée s’ensuive je l’ai tu ce cri je n’ai rien dit à présent je vous écoute

#30 Au foyer départemental un jeune poignarde son éducateur. C’est dans la grande barre à l’est. L’éducateur refuse au jeune la salle de sport. Pas l’heure. Le jeune ressortissant algérien monte dans sa chambre chercher un couteau et le blesse à deux reprises au bras et à la cuisse. Des coups sont évités, le jeune maîtrisé. Le mineur étranger sera présenté au juge des référés. L’éducateur a trois jours d’ITT. La cloche continue de sonner clair et le jour se cogne contre les heures

#29 on n’aurait pas dû dire on n’aurait pas dû l’ouvrir je veux dire notre gueule parce qu’après on regrette de l’avoir ouverte de l’avoir dit et ça rumine rabâche ressasse on n’aurait pas dû pour et pour on n’aurait pas dû ça fait mal à son ego ça refroidit à l’intérieur du dedans comme le temps à l’extérieur du dehors et tout ça pourrait bien retomber comme le soufflé on n’aurait pas dû on n’aurait pas dû on n’aurait j’ai pas dû aurait dit l’enfant j’ai rien dit c’est pas moi q

#28 voulais pas heurter non stérile pas comme compresse non mais pauvre desséchée pâte molle qui ne lève pas sans chaleur pour l’envelopper l’intérêt des carnets réside dans le foisonnement qui fuse la diversité des voix singulières qui s’expriment je dis artifice dans le sens procédé inventé pour améliorer une technique artifices comme gammes et ma voix s’élève parmi celles du chœur sur scène voulais pas heurter non rien ne heurte ici mais quand y a plus de chœur le chant s’arr^

#27 je m’ai perdue aurait dit l’enfant. je suis à l’étroit dans mon costume gestes étriqués. tu danses aurait dit l’enfant. mon corps dépossédé se ressaisit il bouge baise se déplace avec aisance. tu es là avec moi et je te prends la main. viens

#26 réverbération des lampadaires sur parebrises et feux de signalisation éclat des rayons du soleil dans les vitres aux étages carrosseries huisseries en mouvement la route avance en direction des montagnes tandis que s’éloigne ce que l’on sait du massif rien n’aura déterminé la séparation terre ciel cimes on se demande même s’il y eut aujourd’hui séparation

#25 corps enroulé – se déroule – se dérouille – axe chevilles – pied droit simultanément pied gauche – intérieur – extérieur – dos rond – déroule – dérouille – vertèbres grincent comme engrenage plastique à denture inappropriée – bras – épaules – mouvements de rotation – tête – vide

#24 ici ailleurs dedans dehors compter lattes tomettes carreaux de la porte à la fenêtre mentalement y caser un meuble observer sol murs plafond les scruter y découvrir marques taches signes isoler une image et la lire ; par exemple dans les toilettes sur le revêtement en polyuréthane se dessine à la craie ou au pinceau comme fresque pompéienne de couleur chair une verge recourbée imaginer pourquoi pas pendant que la lunette s’imprime en décalcomanie sur le fessier la peau ourlée qui se tendrait en belle érection

#23 pourquoi regarder l’heure 22:57 la chatte monte se coucher 1:57 pourquoi se réveiller après un cycle de trois heures 3:43 la chatte revient je ne l’ai pas entendue sortir 3:47 ce qui s’écrit dans les carnets s’abreuve de la nuit et s’installe dans le sommeil 5:47 complainte du lave-linge 6:30 comète pour s’accrocher encore un peu à la nuit et rêver le jour qui vient

P. S. Ce matin, Rimbaud est toujours en compagnie de Jongkind

CM – 01/12/2022 – Rendez-vous

#22 Illumination ! Faire se rencontrer Johan Barthold Jongkind et Arthur Rimbaud. Pas de montagnes à Charleville-Mézières. S’apercevoir qu’ils sont morts la même année. L’avoir ignoré jusqu’à ce matin. Monter le chemin. Pousser la porte grillagée. Furtivement glisser à l’intérieur. S’assurer l’absence de regards. Avancer trente mètres dans l’allée centrale. A gauche contre le mur, la tombe. En contrebas du cimetière communal, la route.

#21 Déplacer air et gravillons

#20 La scène est muette hormis le clavier de l’ordinateur et les clics de la souris mais vaut son prix (transactions monnayées) (service payant)

MON ESPACE | ACCEDER A MES COMPTES | IDENTIFIANT | Saisissez votre identifiant à 11 chiffres | ENTRER MON CODE PERSONNEL | Tapez votre code dans le pavé numérique | VALIDER | VOS AUTRES COMPTES | S.N.C. | Effectuez un virement | FAIRE UN VIREMENT SIMPLE Compte à débiter | Compte à créditer | Sélectionnez le compte bénéficiaire | VIREMENT UNIQUE Montant de l’opération € Saisir des références complémentaires Vos références apparaîtront dans l’historique de vos opérations Référence du paiement (recommandé) 35 caractères restants Motif du paiement (recommandé) 35 caractères restants Les caractères suivants sont autorisés : a à z, A à Z, 0 à 9, – ? : ( ) . , ANNULER

#19 j’ai quatre armes j’en ai neuf vous avez une pièce d’identité véôche V-E-A-U-C-H-E j’ai pas de connexion putain on aurait pu nous mettre en haut dans les bureaux arme de guerre tout le monde en avait une je vais appeler ma collègue bleu vert ç’est depuis Paris que ça déconne un pistolet ouh la il est vieux ce’ui-là type lefaucheux 1900 1890 une voiture ? j’en ai besoin demain toute la journée trois questions répondre l’armurier après-midi et mercredi vous repartez comment je vous ouvre allô ? UPS ups.com/trackloc=en US&tracknum =1Z669E Your package is nom available for pickup from a UPS Access Point till 12/12/2022. Reply STOP to cancel msgs

Transaction de choc qui s’apparente à un Brut d’oreille

#18

quant à moi, ces voluptés de l’amour que nous avons goûtées ensemble m’ont été si douces que le souvenir ne peut s’effacer de ma mémoire. De quelque côté que je me tourne, elles se présentent, elles s’imposent à mes regards avec les désirs qu’elles réveillent ; leurs trompeuses images n’épargnent même pas mon sommeil. Il n’est jusqu’à la solennité de la messe, là où la prière doit être plus pure que partout ailleurs, que je suis plus occupée de leurs turpitudes que de la prière

je ne suis pas chez moi ici sans livres ni carnets. ce livre-ci est posé là derrière la vitrine de l’entrée et dans l’ombre qui le voit ? toujours je passe devant. sur la photographie de couverture le regard d’une femme happe le mien. la tête légèrement tournée vers la gauche œil droit nez bouche et buste sont puits de lumière. le sein gauche repose rond sur la main droite. l’effet miroir c’est moi que je vois. il est matin gris l’herbe gorgée de rosée dimanche où écrire le désir

#16 Gageure pour demain : trouver vingt clampins à habiller/déshabiller dans la plaine dur dur

de dos silhouette noire jambes arquées pantalon noir veste noire et je sais de face les lunettes noires | des bottines couleur caca qui se veulent aspect daim talons hauts noirs épais | pantalon en vichy bleu du boulanger pâtissier — sale | capuche blanche en collerette sur blouson noir estampillé ailes d’insecte genre cigale monstrueuse baskets blanches éclatantes | chasuble orange sur parka rouge | chasuble orange sur pull polaire noir un œil de Fatma déborde bleu du foulard et me regarde | buste couvert d’une large étole à motifs géométriques bleu roi | les chaussures rouges plates à lacets noirs | les gants noirs de trappeur d’ours la longue écharpe rayée bleu blanche grise fils de chaîne la sacoche en bandoulière — le facteur de Pablo Neruda | les manches noires du tricot dépassent sous les manches trois-quart du gilet de laine | il ne reste que les coutures vertes du pull en laine peau de lapin mangé par les mites | bottes de sept lieues en caoutchouc maculées de boue sur pantalon tirebouchonné en toile grise veste grise liseré fluo aux épaules tombantes | collier de chien or jaune sur robe pelage épagneul breton croisé setter anglais laisse nylon vinyle rouge |

#15 viens là—bonjour Madame Godin—vous les voulez comment ? j’en ai une bien égouttée—elle revient quand la petite ?—c’est la fin les moules de bouchot encore quinze jours et puis—c’est capricieux ces machins—ces machines elles aiment la chaleur faut les mettre sur le gaz les réchauffer les caresser c’est comme les femmes—[toux]—un camembert de Normandie bien coulant crémeux à souhait c’est le bon choix—c’est pas moi qui les mange—elle a du goût madame—brouillard épais—c’est-à-dire qu’en ce moment on mange pas mal de noix—3€80—j’évite avant la dialyse—tu as pris le pain ? parce que j’t’ai ap’lé tu répondais pas—

jeudi jour de marché parce qu’en temps ordinaire brut d’oreille fait silence de conversations (f)utiles

#14 comme une lave les nuages avancent au ralenti s’épaississent en une masse compacte qui s’agglomère dans l’embrasure de la fenêtre et obstrue le jour avec rapidité

#13 à l’extérieur un point trajectoire droite me fait face derrière la vitre. crash assuré sur le carreau. le volatile car il s’agit d’un oiseau semble immobilisé dans les airs mais on devine la très grande vitesse. au dernier moment dans un soubresaut à peine perceptible la mésange se réveille se secoue dévie sur sa gauche d’un léger mouvement d’aile prend de la hauteur et m’aurait bien passé au-dessus de la tête. un congénère surgi de je ne sais où accompagne son vol. ils disparaissent de mon champ de vision. à mon tour je m’ébroue.

#12 dessous grisaille dedans grenaille c’était lundi précisément lundi commencé comme n’importe quel lundi poubelle à la main mais lundi équarrissage lundi prometteur de juin avant l’été mais la chute le qu’est-ce qui dans l’incompréhension bafouillée des derniers mots explosion dedans grenaille ça ne se voit pas de l’extérieur c’est tout brisé à l’intérieur lundi dont je n’ai jamais vu la fin lundi depuis s’est ouvert en un long plan séquence seule l’écriture en approche les contours intangibles moi grenaille

#11 je ne sais pas lire que ma main dans la main de mon père trace au crayon des lettres formant mots que je dicte et j’écris alors au dos de la carte un texte qui prend sens mais que je ne lis pas encore j’écris juste et de temps en temps le coup de coude pour dévier le bras des mains qui écrivent et voir le trait qui ne signifie plus rien qui dit le mécontentement du père

CM – 19-11-2022- Barthélémy Toguo, Le Pilier des migrants disparus, 2022 – Paris Le Louvre

#10 Pendant que tu marches dans la rue tu ne regardes pas, dépassant du carton, les pieds qui tremblent ni la main qui tend un gobelet avec trois pièces au fond, tu les vois Pendant que tu évites la misère qui te saute à la gueule tu penses aux Choses vues de Victor Hugo – qu’est-ce qui a changé ?

#09 Dans les gares ne pas s’attarder sur les accidents de personne qui retiennent les trains après coup alors que la société des chemins de fer devraient retenir à quai leurs passagers. A tombée de nuit, ralentissant, ne pas s’attarder sur la tache sanguinolente au milieu de la départementale – quel animal cela pouvait-il être – et tout en roulant, éloigner de sa pensée la vache qu’une automobiliste avait percutée à peu près au même endroit. Ne pas s’attarder sur et vivre.

#08 Ernest & Valentin Yves Saint Laurent Anne Paceo Paul et Pauline Simone de Beauvoir Walker Evans Shirley Jaffe George Balanchine Denis Diderot Tiken Jah Fakoly Georges Pompidou Gehrard Richter Roy Lichenstein William Klein Miroslav Tichy Otto Dix Man Ray Brassaï August Sander Sophie Calle Dora Maar Henri Cartier-Bresson Eli Lotar Brancusi Frida Kahlo Marin Karmitz Laszlo Moholy-Nagy Anna & Bernhard Blume Alice Neel Robert Mapplethorpe Mercedes Arroyo Gus Hall Abdul Rahman Ethel Ashton Andy Warhol Frank O’Hara John Perreault Ron Kajiwara Michel Auder Margaret Evans Pregnant Fanya Foss Kate Millett Claude Debussy Irene Peslikis Aef Grattama Artemisia Gentileschi Mary D. Garrard Linda Nochlin Cindy Heller Nemser Ellen F. Steinberg dit Annie Sprinkle Ivan Argote Joseph Galliéni Giulia Andreani Mimosa Echard Alice Diop Guslagie Malanda Giuseppe Penone Rosa Bonheur…

… une riche moisson quand on est à Paris au Centre Pompidou… je me demande ce que j’aurais pu choper comme noms propres si j’avais été pour la #08… dans ma plaine de la Bièvre au bord des chemins creux…

#07 dans le visage de cette femme deux yeux rieurs sous les racines blanches à la séparation des cheveux ondulés et noirs à mi-hauteur des oreilles et des épaules | je n’avais jamais remarqué le grain de beauté au-dessus de l’arcade sourcilière interne droite | l’éclat bleuté de la lumière sur les verres de lunettes carreaux épais glisse sur les joues rasées de frais |

#06

Carte comparative des principaux fleuves – d’après la première de couverture
du roman d’Olga Tokarczuk, Les Pérégrins, Les Editions Noir sur Blanc, 2010

Personne d’autre que moi n’aurait remarqué la fente qui court de plus en plus vite sur le carrelage. Personne n’y aurait prêté attention. Mais maintenant je l’ai vue. D’abord courte, elle a sillonné la carte des carreaux puis d’autres sont apparues. Les temps sont secs et les tensions dures. Les températures montent et les cours d’eau descendent dans les vallées. La carte des stromlängen s’étale à présent parterre, depuis la porte-fenêtre où les fleuves prennent leur source. Ils passent ensuite sous la table, rattrapés par tout un réseau de rivières et de ruisseaux. Par endroits, les trais sont justes esquissés, à peine ombrés ; à d’autres, ils creusent le grès. Ils prennent des directions inquiétantes. Marchant entre l’Oder et le Rhône, j’approche du Saint-Laurent et ne suis plus très loin de l’Amazone ni du Missouri. A ce stade, les fentes auront rejoint l’évier et je me déplacerai entre rive droite et rive gauche, au bord de failles sismiques. Le sol s’éventrera peut-être.

#05 Par-delà un couvercle gris et moutonneux, la clarté rayonnant à l’est depuis les Alpes cherche à percer. Toute la journée, le ciel à deux niveaux rend son bleu inaccessible. La chape nuageuse a du mal à lâcher du lest. Une lumière lourde et jaune s’écrase sur l’herbe épaisse. L’écriture du ciel est aussi énigmatique que les marquages au sol.

#04 Tu as fermé ?

Phrase de réveil c’est l’exercice que j’avais expérimenté en octobre 2021 lors d’un week-end – nous étions huit alors – en partant de l’ouvrage d’Ito Naga, Les Petits Vertiges, Cheyne Editeur, 2017, dans lequel il écrit :

« Il peut y avoir beaucoup de mots dans une phrase. Et beaucoup de choix pour chaque mot. Au total, cela fait beaucoup de possibilités.

Et parfois naissent des petits vertiges. »

La proposition d’écriture était la suivante : avant de se lever faire naître dans la première écriture matinale – comme on transmet parfois au laboratoire nos premières urines – nos petits vertiges du matin. Ça peut être la dernière image d’un rêve encore endormie, le premier mot réveillé, une sensation évaporée, une pesanteur nouvelle… Dans un premier temps, on écrit au saut du lit pendant une dizaine de minutes ces petits vertiges qui nous viennent ce matin, qui nous reviennent de la nuit passée. Puis on en recopie un sur le petit papier que l’on plie en quatre et que l’on glisse dans le pot sur la table du petit-déjeuner. Chacune à tour de rôle lira un petit vertige à l’heure du thé et du café partagés.

Phrase de réveil aujourd’hui, se réveiller à grande échelle

#03 Plutôt que l’enjamber, il aurait fallu heurter du pied la forme qui faisait corps sans personne, allongée là en travers de la porte de l’immeuble, roulée dans une bâche bleue comme un vulgaire tapis, dos à la rue, au bord des écritures ; à proximité un casque de vélo ; la pensée fugace qu’il aurait pu s’agir d’un cycliste accidenté ; on aurait préféré, on aurait su quoi faire

#02

CM – 11/11/2022 – Lyon, Saxe Gambetta

fractures urbaines partition de bitume brouhaha artère béante circulation ininterrompue souterraine et aérienne des hommes dans tous les interstices de la ville le trottoir livre énigmes

#01 Quand on l’a su on s’est demandé ce qu’on allait bien pouvoir dire. Non pas ce qu’on allait pouvoir dire mais comment on allait le dire. On a dit / On s’est dit on continue.

CONSTELLATION Le mot s’écrit en majuscules sur les couvertures étoilées. On lui avait offert ces cahiers comme on offre une bague de fiançailles. Ils sont bleu jaune vert rouge. Cahiers scolaires 192 pages licence 65 N° 204 c’est écrit en bas à droite. Les petits carreaux s’estompent jusqu’à disparaître au bord des pages. La tranche noire en toile s’ouvre dans un bruit de lèvres comme si les feuillets cousus allaient parler. Ces cahiers proviennent de la benne du ferrailleur, une école communale les avait jetés là. Vierges. Ils se sont rouverts à l’écriture quinze ans plus tard en 2008.

A propos de Cécile Marmonnier

Elle s’appelle Sotta, Cécile Sotta. Elle a surtout vécu à Lyon. Elle a été ou aurait voulu être marchande de bonbons, pompier, dame-pipi, archéologue, cantinière, professeure de lettres certifiée. Maintenant elle est mouette et fermière. En vrai elle n’est pas ici elle est là-bas. Elle s’entoure de beaucoup de livres et les transporte avec elle dans un sac. Parfois dans un carton quand il ne pleut pas. Elle n’a pas assez d’oreilles pour les langues étrangères ni de mémoire sur son disque dur. Alors elle écrit. Sur des cahiers sur des carnets sur des bouts de papier en nombre. Et elle anime des ateliers d’écriture pour ne pas oublier de vivre ni d'écrire.

65 commentaires à propos de “carnet individuel | CeM”

  1. les énigmes du trottoir vus de haut m’intriguent, bribes de journal percutantes, hâte de lire la suite!

    • viens de réaliser l’écriture dans l’écriture des commentaires et autant de ne pas s’attarder qui s’ajoutent aux nôtres c’est une belle performance Brigitte merci

    • Merci Perle pour ce parcours de lecture ; je dois à Olga Tokarczuk et à son roman Les Pérégrins la carte des fleuves. D’ailleurs, il y a quelque chose du carnet dans la traversée de son œuvre.

  2. jt’ai ap’lé tu réponds pas : ça ne fait rien, rappelle – le marché du jeudi matin comme en Normandie – ces adresses libidinales l’horreur – on y est ,ETLC – trop bien

  3. le lieu intrigue, l’appel de la couverture, le reflet… »il est matin gris l’herbe gorgée de rosée dimanche où écrire le désir » donne envie de se glisser dans cette journée, malgré tout. Merci

  4. Un dimanche où écrire le désir.
    Programme tentant.
    Délicate et tendre description presque sur la pointe des pieds de ce Je ne suis pas chez moi ici… jusqu’à l’attrait d’une couverture.
    J’aime.

  5. « Personne d’autre que moi n’aurait remarqué la fente qui court de plus en plus vite sur le carrelage. Personne n’y aurait prêté attention. Mais maintenant je l’ai vue » j’aime beaucoup ce passage et bien d’autres dans vos carnets.
    Dans cette phrase comme une façon de dire je l’ai vue et je vais l’écrire

  6. Tes mots résonnent avec un belle musique, ils virevoltent et se déposent sur nos pensées. Agréable sensation. Merci.

  7. #23, j’aime beaucoup. Votre nuit ressemble à tant d’autres, si ce n’est que votre lave-linge est vraiment très matinal !

  8. # 25, j’aime. On suit le déroulement du corps, vertèbre après vertèbre et avec vous on se relève.

  9. #25 coïncidence, ce matin j’ai grincé aussi et pensé écrire cette douleur — puis changé d’avis — pas envie de la revivre par clavier interposé — et vous le faites tellement mieux que moi, ici. (pas croire que je m’en sois débarrassé pour vous la refiler, hein 😉 )

  10. oh que j’aime ce #29 quasi capricieux — et fermer sa gueule, ça, on ne doit pas, sinon on se fait marcher dessus — c’est dit — Na !

  11. « voix qui chuchotent se mêlent à mon pas me disent vis »
    Variante entendue il n’y a pas si longtemps : il faut aller de l’avant
    Merci infiniment

    • merci Nathalie, en retour je vous le dis j’avais été impressionnée par vos trois textes 32 jours

  12. Je découvre votre carnet ! J’aime beaucoup votre écriture, comme elle mord ou croque le réel et notre monde. Le rythme en guise de ponctuation, ça me plait. Et puis mon fragment du soir (mais pas tout lu !) : « le jour se cogne contre les heures ». Merci !

    • Merci Emilie pour votre lecture, je vous offre volontiers le fragment du soir. C’est comme un jeu de pioche !

  13. Hé bien moi j’étais en train de lire vos textes pendant que vous lisiez les miens ! Une rencontre par mise à jour à la même heure ou presque ? Une belle découverte en tout cas, quel rythme dans cette prose sans concession ni ponctuation, j’aime beaucoup !

  14. #36 « les livres restent momentanément éloignés. fermés. »
    oui, mais ils sont là, compagnie silencieuse dont on ne peut se passer, attendant sagement — ils sont patients

  15. Le rêve des origines ou, tout du moins, d’une origine. Ça m’arrive parfois aussi et je me creuse la tête pendant des jours. Moi, c’est de avoir si je descends de l’

  16. Le rêve des origines ou, tout du moins, d’une origine. Ça m’arrive parfois aussi et je me creuse la tête pendant des jours. Moi, c’est de savoir si je descends de l’arbre ou pas. Je descends et au moment de poser le pied sur le sol, je remonte. Je me réveille épuisé… Merci Cécile pour ce partage.

  17. 90 semaines, oui, ça fait, euh — pas mal de semaines 😉
    Une chose est sûre, c’est que ces carnets m’auront fait découvrir des voix nouvelles, du talent à foison, et des gens adorables.
    Dont vous — Merci encore