Aquariums | Hors-Sérail

L’oeil d’un hublot sur la porte des Toilettes Messieurs, placé légèrement trop haut pour que quiconque puisse subrepticement voir au travers, ne laisse pas d’intriguer. Seul un géant — Osmin, donc — pourrait jeter un regard au passage. Un curieux se contentera d’entrer. Une curieuse peut toujours tenter un saut — sa chute immédiatement amortie par les épais tapis —, elle n’aura qu’entr’aperçu les cheveux décollés et les yeux ronds d’étonnement de son propre visage en plein exercice : la porte des Toilettes Messieurs donne sur un bref couloir coudé, orné d’un somptueux miroir aux bisotages raffinées, qui offrent aux messieurs la chance de vérifier leur mise avant de quitter les lieux.  On raconte que pour l’oeil exercé, les biseaux laissent voir par reflet les visages éblouis des messieurs au-dessus des pissotières de mosaïques céladon : sous le jet d’urine, fugaces,  apparaissent des silhouettes d’une beauté extrêmement stimulante. À l’heure de la fermeture,  quand il fait les comptes des litres de breuvages fort coûteux consommés pendant la nuit, le Gardien du Chiffre se félicite de cet heureux stratagème. Le Pacha Selim également : la diversion du hublot, des miroirs, du couloir coudé et des curiosa fugitives garde bien le secret des Toilettes Dames.

Le Cliquetis est en possession de toutes les clefs du Sérail. Il importe que leur entrechoquement soit audible et cristallin — l’idée de prison n’a pas besoin de démonstration, elle flotte comme l’encens lourd dès que la porte d’entrée se referme sur les invités. Le Cliquetis arpente tranquillement le Sérail, disponible pour quiconque l’appelle  d’un geste discret, pressant l’index contre le pouce dans un quart de tour délicat — comme on ferait d’une clef minuscule dans une fine serrure d’argent —. À la ceinture du Cliquetis pendent cependant quelques clefs monstres qu’il faut tourner à deux mains dans les grosses serrures rouillées des portes basses, mais celles-là même rendent un son clair quand le balancement de sa marche égale les envoie contre leurs petites consœurs. Dans les rares instants d’immobilité du Cliquetis, les sens aiguisés par la nuit du Sérail s’hérissent comme des chevaux cabrés de la délectation insupportable de ces tintements incessants et l’on croit voir un tunnel vertigineux dans la succession des anneaux des clés, qui s’engouffre par les caves avant de courir sous la ville, offrant geôles et retraites sûres, au besoin. C’est une illusion. Le tunnel existe. Selim seul en a la clé.


Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le 70ème étage. Osmin est sur le seuil d’un appartement où les meubles flottent dans le vide. Alentours, des nuages agités comme les costumes 3 pièces dans les rues de la City sont tenus à distance respectable par les murs de verre.  Osmin n’ose pas entrer, mais Selim le pousse, bien qu’il ne soit pas là. Osmin est certain de tomber mais il reste au même niveau que le canapé, le lit et la table basse. Les nuages gardent leurs distances tandis qu’il s’avance timidement dans la pièce — il a ôté ses chaussures, mais quand ? —. Sous ses pieds, au loin, une immense ville minuscule, un jouet où l’on distingue le parcours des fourmis peintes. Soudain, il a la tentation de se retourner. Il voit Selim qui rit dans la cabine d’ascenseur. Le sol disparait et Osmin tombe en chute libre dans le long tube de verre. Il n’aurait pas dû écouter Sélim raconter l’autre côté de l’Océan, depuis il tombe toute les nuits.

La 7ème salle, où les invités du soir n’accèdent qu’après 2 ou 3h du matin, se distingue par sa lumière abyssale et bleutée, tamisée à l’excès. Un vaste aquarium de la taille d’une piscine enchâssée contre un mur de miroir en est la source. La sciences des drogues consommées  à leur insu depuis le début de la soirée et la nage des poissons phosphorescents y parachèvent l’émerveillement des invités.Moyennant une somme non-communiquée, il est possible de revenir passer une soirée au Sérail, de l’autre côté du miroir. Les habitués ayant payé le prix — en or ou en bijoux, exclusivement — peuvent à loisir observer les invités novices se faire détrousser comme au coin d’un bois au moment où ils touchent à l’extase et ce spectacle de la vanité déchue  des grands de ce monde, provoque immanquablement, en rappel de leur déconfiture passée, une sensation cuisante et délectable — comme d’une très lointaine fessée publique à un âge d’innocence — . Bénéfice moins considérable cependant que le doute incurable de se savoir sûrement observés  dans leur crédulité par d’autres, mieux initiés encore.


Au confort du Salon sans Tain, quelques rares élus peuvent préférer l’inconfort d’un couloir sordide, où pour une somme extravagante cette fois-ci, on a l’occasion unique de mettre son œil au trou de la serrure de la chambre de Selim Bassa. De luxuriants iris mauves peints sur un vase d’une hauteur d’homme, occupent mieux qu’un paravent la presque entièreté du premier plan. Derrière, au loin, certains diront qu’ils ont vu une ombre, et le reflet d’un oeil de tigre. D’autres raconteront toute sorte d’histoires. Tous mentent. Le personnel rit sous cape , qui sait bien que Selim Bassa dort le plus souvent à l’air libre du toit du Sérail.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

11 commentaires à propos de “Aquariums | Hors-Sérail”

  1. A la lecture de votre texte, j’ai été immédiatement replongée dans Princesse Brambilla. Le performatif tout puissant, l’extension infinie des zones d’ombre, le plaisir du scandale, les ramifications souterraines ; votre partition est telle qu’on voudrait tomber toutes les nuits avec Osmin. Merci.

  2. Un autre monde rempli de mystères se situant de l’autre côté du miroir. Ca bouge au rythme de celui qui possède la clef de l’équilibre de ces aventures. Oeil multiple qui voudrait tout voir et jouer chez chacun, dans toutes les salles même les plus inaccessibles.