autobiographies #01 | l’air du large

Fenêtre grande ouverte sur le gris de la ville. Effluves du port, odeurs de poissons, de mazout, de goudron, d’eau vive, d’égouts parfois. Marée haute. Ce matin, les chalutiers dansent à ras le quai. Toujours tu t’étonnes. Marée haute, marée basse, tanguent les chalutiers. Ils te saluent, arrogants d’être portés par cette masse d’eau liquide, dépités de s’enfoncer avec elle vers la vase du fond du bassin. Ronflements des moteurs, grincements de chaînes, de cordages, hurlement d’une sirène, claquements de voiles, chanson à hisser, échanges à l’amiable entre les pêcheurs, les mareyeurs, jurons, cris des marins plus forts que tous ces bruits. En ciré, ils se rient de la pluie, douce ici, redoutable en mer dans les tempêtes. De la fenêtre grande ouverte, le port qui s’éveille te semble entrer dans une carte postale. Et le carillon de la cathédrale proche.

La tradition, le dimanche, non ce n’est pas assister à la grand messe. C’est t’installer vers midi devant l’étal du rôtisseur. Sur la promenade, face à la mer, il a dressé des tables de bois brut. Tu lui commandes une chope de bière ou de jus de pomme. L’air est frisquet, tu te tasses sur ton banc, tu te lèves, tu t’approches de la rôtissoire, tu contemples les deux moutons enfilés sur le tourne-broche et que le patron arrose de jus. Tu as presque trop chaud face au feu. Odeurs du bois qui flambe, des agneaux qui grillent, de la graisse qui pétille sur les braises. À l’approche du festin, tu te lèches les babines. Tu passes commande. Ce sont des agneaux pré salé, des herbus. Tu arpentes souvent leur territoire, là où se rencontrent la terre et la mer. C’est un moment hors du temps, une pause, une trêve. Tu humes, tu savoures la viande moelleuse, onctueuse. Tu ne penses plus à rien, juste en bouche ton plaisir. Le vent du large chasse les nuages sombres. Le ciel lumineux t’accompagne.

Sortir du port en voilier, une grande peur, pourtant vouloir la vaincre, y arriver, réussir la manœuvre, affronter après le port le chenal qui rétréci ouvre sur la grande mer. En face les chalutiers arrivent à petite vitesse, filent droit imperturbables. Tu es dans une coque de noix, fragile, tu es vulnérable, tu t’arc-boutes sur les bouts, ton compagnon se moque, non ce n’est pas pour toi que tu as peur, encore que… Tu as peur de casser le dériveur. Cabaner ? Non, tu sais faire, tu as appris. Oui tu as peur de le réduire en morceaux, être responsable de sa perte. Plus grave que la tienne, de perte. Le vent du large fait gonfler les voiles. Tu es passé, tu as réussi.

À une encablure de la ville cette crique qui t’est refuge. Elle s’inscrit entre des falaises abruptes. Conque parfaite. Sa musique en toi toujours. Elle chante et danse au rythme des vagues. À marée haute, violente, te disant ses hésitations, ses arrêts, ses reprises, ses colères, elle chante de tous ses galets qui roulent sous l’effet du ressac. Tu marches avec difficulté, tu trébuches. Elle sait être tendre à marée basse, ses galets se taisent, laissent place au sable, tes pieds le foulent, le palpent, s’y incrustent…Tu te crois seul au monde. Tu te crois dans les mers du sud, l’eau vire sans cesse du vert au turquoise, tu te rêves dauphin, jouant dans les vagues, faisant mille sauts hors de l’eau. Tu trembles de froid, tu rejoins le rivage. Sur les pierres rondes et lisses, tu titubes. Saoul de l’air de l’océan, l’infini dans tes yeux.

L’odeur salée de la mer. La dune à escalader, tu fraies ton chemin entre les oyats. Ce chemin devenu trace pour toi, il te conduit vers le large. Le vent te cueille au sommet, parfum d’algues, de varech, d’iode. Cris des mouettes, elles tourbillonnent dans le ciel argenté. La mer t’appelle, de son gris sombre, de ses écumes lumineuses. Une clarté à l’horizon, d’un bleu translucide, une voile s’y découpe, des marins partent vers l’ailleurs. Tu ne peux les rejoindre, tu es rivé à la terre ferme, à ses granits, à ses prairies molles, aux coteaux aimables, aux maisons sages. Tu emplis ton regard de l’inconnu qui se refuse à toi. En toi il demeure. Attente.

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