autobiographies #09 | traversées

Eteindre le lustre et la réglette au dessus des plaques, rendre la cuisine à sa douce pénombre ocrée et franchir l’arcade vers la lumière qui, traversant les hautes portes-fenêtres, baigne la grande salle carrée, se diriger vers l’escalier de bois qui, faisant un coude le long des murs, mène à l’étage supérieur, avancer jusqu’au bout de la galerie en surplomb, franchir une porte ; une chambre claire, anonyme, chambre à donner, chambre d’invité, une porte fenêtre s’ouvrant sur un balcon. Vertige, bras lancé, pas glissé, équilibre. Un palier, à un troisième étage, au dessus des deux étages d’escalier dépourvus de mur sur la cour, un palier à l’abri des gouttes de pluie qui, en dessous, rebondissaient sur la rambarde, une curieuse sensation d’accueil en gravissant les dernières marches vers les deux portes de bois peintes en vert ; un moment blanc avant de comprendre ce que l’on voit, le battant de la porte de droite ouvert, la découpe soigneuse dans le bois trop peu épais autour de la serrure et du verrou, un pas dans la chambre, la bibliothèque renversée, les livres éparpillés, le lit en travers, un effarement, poser sac dans la salle d’eau minuscule tendue de tissu éponge orange, le casier des disques est vide. Vertige, bras lancé, pas glissé, équilibre. Un couloir étroit, deux ampoules pendant au bout de leurs fils, une série de portes à panneaux, peintes d’un brun roux ou qui le fut, un poste d’eau à côté de la porte sur laquelle une plaque de faïence indique : toilettes, ouvrir la dernière porte, un papier peint rayé gris souris et crème, une petite natte ovale, dentelle épaisse qui ne parle pas de voyage mais du Monoprix près du métro de Villiers, un lit, une chaise, des casiers de bois superposés avec des chandails, chemisiers, petites boites de lingerie, livres, quatre assiettes, un bol, trois verres, une petite casserole, un pot avec des couverts sur une étagère à côté d’un réchaud à un feu sur une bouteille de butane, un coussin rouge imprimé d’un grand soleil ocre sombre jeté sur le lit pour mettre un peu de gaité, deux tables, une près du lit avec une cuvette et un broc, l’autre devant la petite fenêtre mansardée donnant sur la cour ; en baissant les yeux le long des appartements superposés en face, les pavés, les grandes poubelles de fer. Vertige, bras lancé, pas glissé, équilibre. Quatre étage en dessous, franchir la porte de l’appartement de gauche, la refermer en vérifiant la bonne tombée de sa portière de tapisserie, traverser le hall en longeant la lourde console empire face aux portes vitrées des pièces sur rue, prendre à côté de la petite table ronde à plateau de marbre où le téléphone noir tient compagnie à un enfant en bronze de Clodion, le long couloir étroit, lugubre, à la tapisserie jaunie, vers la porte qui le clôt, une chambre, grand lit, table devant la fenêtre au store de bambou relevé en biais, irrémédiablement en biais, par laquelle on voit les fenêtres des mansardes d’en face en levant les yeux à la recherche du ciel, une commode de pitchpin, une cheminée de pierre noire, comme dans les pièces secondaires ou de service de l’époque, sur laquelle est posée une petite radio qui ne marche qu’en y plantant des épingles à cheveux, sur la table un contrecollé, un té, des mines, un graphos, et au mur à côté du miroir piqué posé sur la cheminée une grande feuille, une copie au fusain d’un ange d’une cathédrale quelconque, ouvrir la fenêtre. Vertige, bras lancé, pas glissé, équilibre. La porte ancienne, dont pour une raison inconnue le haut s’ouvre indépendamment du bas, en bois peint de vert très pâle, en haut de l’escalier en large colimaçon s’ouvre sur un court couloir qui se termine, sans porte, par une très grande pièce-dortoir occupant la moitié du comble, la seconde porte à gauche dans ce bout de couloir donne sur une chambre carrée doucement chaleureuse, petites fleurs peintes à la main sur l’enduit blanc des grosses poutres de deux fermes apparentes de la charpente, deux paniers ronds accrochés à l’entrait de celle qui domine le pied du grand lit, quelques livres et modèles de broderie dans l’un, laines et cotons divers dans l’autre comme dans le couffin posé à coté d’un carton plein de bouts de tissus et d’une chaise de paille devant la table posée sur des tréteaux à coté de la grande lucarne de droite par laquelle on voit le ciel, le haut des conifères, micocouliers etc… et, en se penchant à peine la folie ordonnée du jardin et un peu plus loin de l’herbe, deux poiriers, un cactus, des roses, et puis, plus proche, juste en dessous, au pied du mur, une tonnelle et la piscine ; une cloison est recouverte de lattes de bois peintes du même bleu soigneusement délavé que la porte, un vieux lustre de porcelaine blanche éclaire la pièce avec l’aide d’une petit lampe à abat-jour rouge posée à côté d’un bouquet de fleurs sèches sur un tabouret près du lit et d’une lampe de dessinateur sur la table. Vertige, bras lancé, pas glissé, équilibre. Traverser très vite deux pièces sans porte, en évitant les piles de livres croulantes, en tentant d’ignorer la peinture trop ancienne, la moquette élimée, toutes les traces de longues années d’une occupation qui se limitait à abriter furtivement les moments de masque tombé, bras baissés, effondrement, forces reprises, sourire à quelques dessins, à un bouquet de lys frais posé sur une boite de rangement en plastique transparent, à un ancien châle chinois de soie bleue brodé au point de Pékin de grandes fleurs rouges drapé sur un paravent, aller vers la fenêtre la plus éloignée, masquant d’un rideau de dentelle déchirée l’une des deux cours/puits qui encadrent le logement. Vertige, bras lancé, pas glissé, équilibre. Une grande pièce ouverte sur un balcon, la lumière, le sol de tomettes roses, les murs blancs, un coin salle à manger, un divan servant de canapé, une petite table volante Louis XVI, une table basse, deux cabriolets, un grand fauteuil confortable, un tabouret bas, plutôt repose pieds recouvert d’une tapisserie aux points, des géraniums et une chaise longue sur le balcon et la mer par delà les pins qui dégringolent la pente en compagnie de la rue. Vertige, bras lancé, pas glissé, équilibre. Une plus grande pièce, même coin salle à manger, une vitrine rechampie de deux tons de bleus clairs, murs d’un bleu très pale sauf l’un qui est d’un profond bleu velouté, grand canapé gris souris posée sur la moquette gris clair, deux beaux tapis persans, même petite table, mêmes fauteuils, le portrait ovale dans soin grand cadre doré de l’ancêtre au visage un peu ingrat, une marine très lumineuse et liquide, quelques ajouts, un grand balcon donnant sur la Seine par delà la route de Marly, un peu plus loin le pont de Bougival.

Codicille : une fois encore l’image ne correspond à aucun des espaces traversés, trop noble pour cela, mais l’aime bien – ©Brigitte Célérier – Avignon

A propos de Brigitte Célérier

une des légendes du blog au quotidien, nous sommes très honorés de sa présence ici – à suivre notamment, dans sa ville d'Avignon, au moment du festival... voir son blog, s'abonner, commenter : Paumée.

2 commentaires à propos de “autobiographies #09 | traversées”

  1. A pas glissé, toutes ces portes, toutes ces chambres, je les ai visitées. Vertige-équilibre.