autobiographies #15 | Lucien J.

Il a garé sa voiture devant la maison aux trois fenêtres de façade donnant sur le quai. Une maison étroite, par étage une seule grande pièce, une pièce sombre donnant sur une cour et l’importante cage d’escaliers qui relie les pièces à vivre les unes aux autres. Dans cette maison, il s’en souvient, on passe son temps à descendre et monter les escaliers.

Il ouvre la porte d’entrée, il est catapulté dans une hutte de charbonnier recouverte de tôles et gardée par le chien Bien-blanc. Il a 4 ou 5 ans, il se blottit dans les bras de la charbonnière dont les yeux brillent de joie dans son visage noir de fumée, sa nourrice, elle lui manquait tant, il s’est enfui du village, parcourant la forêt de chênes pour la retrouver.

Il monte un étage. Il ouvre la porte, il se reconnaît moussaillon dans la marine de guerre, il est si jeune, 16 ans à peine, il a fui le village et sa mère. La vie est très dure, il est de toutes les corvées, il dort peu, il a froid, mais là il est en sécurité.

Sur le même palier, la porte de la pièce sombre est entrebâillée. Il s’introduit dans le scaphandrier qui a été préparé pour lui, il descendra à 200 mètres de profondeur, lui qui est claustrophobe, il doit explorer une épave, ses pieds sont si lourds, il n’a qu’une hâte, remonter, que l’on dévisse le casque, qu’il retrouve l’air extérieur.

Ses pas sont pesants, un étage encore à grimper. Une porte à double battant. Une chambre immense croulant sous les fleurs, blanches. Le lit nuptial tout de satin brodé et de dentelles. Elle, pas vraiment belle, si petite, si menue, comme effrayée par lui, cet homme immense, un géant à la chevelure noire ébouriffée, aux mains puissantes, et ses pas vers elle, lents, ceux d’un loup, d’un conquérant.

A côté de cette chambre, un ring l’accueille, lui le conquérant de la nuit de noces. En face de lui, son adversaire le nargue, multiplie les acrobaties. Il ne sait pas que le catch, c’est du chiqué, du spectacle, mimer un combat de lutte. Il est terrifié par cet athlète au torse puissant, au visage masqué. Il se réfugie dans les cordes : il fuit l’Ange blanc.

Troisième étage : une chambre d’hôpital, lui allongé sur le lit, des tubes, des cathéters, sa respiration sifflante, syncopée, la lutte contre le cancer, pas d’ange pour le soutenir. Si, elle près de lui qui lui tient la main, qui le soutient depuis des années, elle si forte dans l’épreuve.

Il atteint le grenier. Le grenier est nef d’église. Athée il refuse d’y pénétrer. Pourtant il se voit reposant dans le cercueil au milieu du chœur. Il est là, géant foudroyé, arbre abattu. À sa droite, des cierges, des fleurs, des femmes en pleurs qui murmurent des prières et le curé avec son goupillon. À sa gauche, un tonneau en perce, ses compagnons de chasse, de bar, qui boivent à sa santé, qui rient en se rappelant ses bonnes plaisanteries et leurs festoyades, et le curé qui de temps en temps oublie les cantiques pour boire avec eux un coup, pour lui : à ta santé Lucien.

Lucien, terrorisé, dévale les escaliers, fuit cette maison ensorcelée.

Un commentaire à propos de “autobiographies #15 | Lucien J.”

  1. J’ai aimé découvrir cette exploration de vie de panneau en panneau, comme une série de petites peintures qui donnaient à voir quelque chose de dur ou d’émouvant
    merci Christiane, et une belle façon de vous rencontrer…