AUX URGENCES

Est-ce vraiment une couleur, ce vert ? Tellement délavé, tellement sinistre qu’il me donne la nausée.

Au pied du mur, s’alignent des chaises, en skaï, style des années 80. Certaines sont éventrées et laissent pendre leurs viscères de polyuréthane, d’autres ont perdu leur dossier. Espérons que les pieds tiendront. Au-dessus, trois grands posters : le décor. Et oui, il faut bien agrémenter l’attente. Trois affiches reprenant les couvertures d’albums d’Hergé. Le Sceptre d’Ottokar, l’Île Noire, les Bijoux de la Castafiore. Quelle idée !Trois affiches oubliées depuis si longtemps. De la quadrichromie, il ne reste qu’un bleu incertain et encore, l’impression s’efface inexorablement laissant à nu de grandes plaques lépreuses.

A droite, le bloc pour les petits bobos (sutures, plâtre, attelles et béquilles…). Défense d’entrer. Attendre qu’on vous appelle. A gauche, les distributeurs de boissons, de gâteaux et autres barres chocolatées. Au début, on les trouve incongrus, et puis l’idée d’un café finit toujours par germer, la faim peut-être nous rattrapera. Qui sait ? Avec le temps, tout est possible. Ici, le temps c’est la grande affaire, la pendule domine le mur. Une grosse pendule d’administration, factuelle, d’une lenteur invraisemblable. Les regards l’épient, une telle lenteur est-ce bien normal ? Tout se fige dans l’attente.

En fin d’après-midi, il y a eu ce moment plus doux où la lumière du jour a décliné, lentement. Un bel orangé a transpercé la baie vitrée pour nous colorer. Tout est devenu plus intime, les chuchotements plus secrets. Comme sur un écran, des ombres mouvantes sont apparues. Dans la pénombre, je me suis laissé bercer par leurs ondulations quand, brutalement, les néons nous ont replongés dans l’attente blafarde. Sous leur éclairage cru, le mur a ressurgi, nu, obscène.

Une grande fissure le traverse. Elle part du plafond, s’insinue sous la pendule, zigzague et plonge d’un coup dans l’angle mort de la salle. Un itinéraire fulgurant, aléatoire, bordé de quelques affluents plus timides mais non moins menaçants. Au bas du mur, les heures de misère ont laissé leurs stigmates. De souffrance ou de peur, les corps se sont tendus sur les chaises, les dossiers ont raclé le plâtre. Sur le sol, quelques écailles verdâtres témoignent encore de la sape insidieuse. Au-dessus de cette série d’entailles, je devine une bande plus douteuse. Graisseuse devrais-je dire. Combien de crânes se sont succédé pour déposer cette longue plage cireuse? Combien d’heures d’attente pour que le suint de l’angoisse marque ainsi le mur de son empreinte ?

Soudain, le bleu des gyrophares tournoie sur l’écran, les cris de la Castafiore deviennent pathétiques. Bruit de brancards, courses dans les couloirs. Derrière le mur, tout s’accélère.

Minuit et dix-huit minutes, j’attends.

A propos de Jean-Yves Robichon

Dans ma démarche, arts plastiques, photographie argentique et écriture interagissent, se conjuguent, se répondent dans une pratique continue, discrète et sensible. Ecrire comme des prises de vue, pour révéler, fixer, développer, jouer les passages négatif / positif, noir / blanc, ombre / lumière. Et surtout, pour raconter des histoires….

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