CAMP

Des centaines de venelles menant aux yeux. Un parchemin de chair qui a essuyé tempêtes glacées et même plus de larmes. Un sourire résolu : transmettre neige et cendres. Apparemment, rien d’autre.

En son for intérieur : la campagne qui respire à l’abri des poursuites. La mère se tenant prête quand on frappe à la porte. Traversée d’une mer noircie mais de l’autre côté un jour cesseront les grondements des trains et des chenilles. C’est ce qu’elle croit à seize ans. Et là dans les quatre-vingt.

Monte dans le bus, à l’avant. Derrière, beaucoup d’adolescents emmitouflés qui se taisent plus ou moins. Elle prend le micro permettant de s’adresser à tous les passagers. Trajet depuis l’aéroport jusqu’à l’arrivée. Parle presque tout du long, à l’exception de quelques zones de silence. Froid : des maisons disséminées tout du long s’échappe un peu de fumée. Paysage qui ne réchauffe pas. Le micro grésille.

Combien de temps encore la force de leur dire? Ils applaudissent quand l’avion atterrit, pour certains c’est la première fois. Mais après ? Le chemin pour se rapprocher du pire. Le faire pour leur apprendre à dire non ? Ils sont préparés, mais comment prévoir ce qui se passe au contact des lieux qui disent tout ce qu’on ne peut ni croire ni entendre même quand soi-même, on y était ? On ne peut que les accompagner là où eux-mêmes n’ont perdu personne. Leur parler quand la nuit tombe brutalement entre les blocs et qu’ils sont tout autour comme couronne éperdue qui se réchauffe au contact d’une vieille survivante, arrêtée si jeune. Et revenue de tout.

***

Porcelaine aux transparences roses sur les joues. Bleu pervenche des yeux comme ceux d’une poupée choyée. Lèvres protégées par un baume qui les rend brillantes et aptes à supporter les morsures du froid. Tresse blonde comme on n’en fait plus. Seize ans

En son for intérieur : pavillon blotti dans le lotissement de banlieue, chaleur ambiante et repas qui rassemblent. L’avenir en ligne de mire et si on  travaille bien, il n’y aura pas de question. Les parents savent : on peut les croire.

Est montée dans le bus. A l’arrière. A écouté vaguement, bercée par le déplacement, la voix dans le micro. A même souri quand l’autre assis près d’elle lui a dit qu’ici les grandes villes ne couraient pas les rues. D’ailleurs il n’y a pas de rue. Et pas grand monde dehors.  Juste une sorte de petite rivière qui a l’air de se cacher dans les marécages. Peut-être des gens qui se réchauffent dans les maisons disséminées. Mais il a fallu descendre. Renoncer à la chaleur ambiante, à tout ce qui s’appelle « avant ».

 Attendez-moi ! Je n’y arrive pas. Tellement marché entre baraquements, récits, témoignages. Fatiguée.  Peur de me perdre dans les salles d’exposition- je ne sais pas comment on appelle ça. On trouve des vitrines, on se penche sur elles, on ne voit pas de tableaux ou d’objets ayant appartenu à des artistes mais des vêtements de tout petits enfants. Des brassières. Tricotées à la main. Madame, j’ai appris à en tricoter une pour un bébé que je connais mais là… Ils ont retrouvé les brassières, les minuscules vêtements mais pas les corps. Et ça continue avec la grande vitrine. Derrière, une montagne grise, peut-être de la laine pour les matelas. Je m’approche, pour voir de plus près. Petites nattes coupées. Il y a des explications en dessous. Non. Madame, on ne peut pas penser une chose pareille. On ne peut pas.

***

Des yeux qui mangent le visage. Un nez planté droit au milieu de la figure. Et la bouche bien élevée qui voudrait répondre aux questions, comme toujours. Mais rien ne sort.

En son for intérieur : un paradis dangereux, avec interdiction d’aller près du lac aux marches de marbre, et de dépasser les contours de la forêt où s’effondrent les pagodes du siècle d’avant.

Est montée dans le bus, entre l’avant et l’arrière. Interface. Les nuits d’avant : sans sommeil. Route grise après le voyage plein ciel. Sandwiches distribués. Le bus se gare. Ils mangent à l’intérieur, prennent des forces avant d’aller plus loin.

 Tout le chemin, un an de travail. C’est comme préparer une expédition au pôle Nord. Mais bien plus loin, là où plus de pôle et plus de Nord. La responsabilité. Comment faire quand on arrive à destination, devant l’entrée avec toutes les vies bien emmitouflées qui découvrent par moins trente fausse gare, barbelés, et tout le reste ? Entourer, faire barrage, écouter la revenante réconforter ceux qui sont devenus orphelins d’un monde idéal en venant ici, dire à l’adolescente blonde comme les blés de déposer doucement là où les corps ont brûlé, les épis soigneusement transportés dans l’avion puis dans le bus. On repart, il faut rentrer.  L’adolescente blonde a changé. Dans ses yeux d’outremer, colère, détermination. Ce que deviennent les épis.

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A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.