Carnet / Jérémie Tholomé

S’extraire d’une journée de grève programmée, des piquets atones, des slogans entonnés au-delà même du concept de poussière, des odeurs de café refroidi et des espoirs jamais réchauffés. Prendre la route jusqu’à ce que la forêt succède au béton. Rochefort et ses pierres plusieurs fois centenaires. Wagner, Rachmaninov et les Fantasiestücken de Robert Schumann dans la radio. Aujourd’hui, le moins de voix humaines, le moins de murmures du monde. Et au bout de la route, sourire.

Une porte blanche disparue dans une rue rebaptisée depuis. Qu’il est bon de réécrire le monde en superposant couches de béton, plaques métalliques et slogans partisans. Renommer une rue, c’est raconter une histoire, limer le passé pour le rendre convenable. Assortir par un ravalement de façade de l’éclairage ne gâte rien. Champagne ! Tempête sonore d’applaudissements. Dans la gravité d’une larme d’enfant, le monde brûle sans bruit. Il faudra penser à réécrire cela.

Boulevard où un lampadaire sur deux est allumé à la tombée du jour. Collectivement se serrer la ceinture dans la pénombre. Sans mot. Excuse-moi, chef, t’as pas un peu de monnaie pour que j’achète à manger. Non. Je survis par carte bancaire depuis quelques temps, j’ai rendez-vous quelques néons plus loin, j’ai pas le temps, je ne veux rien savoir de la misère du monde, pour un instant seulement. Cirer son âme & dire je t’aime. Il y a des mots qui peuvent sauver la vie.

Le bruit d’un moteur à explosion. S’il y a une prochaine génération, elle ne connaîtra pas l’odeur de gazoline. Surtout s’ils en viennent à criminaliser les tondeuses unifamiliales. En hommage anticipé à l’essence, je vais rallier la boulangerie en voiture. Avec un peu de chance, sur ces 500 mètres, les feux seront verts. Comme une autorisation cosmique.

L’employé qui regarde le ciel durant ses heures de travail est en quelque sorte payé pour cela. L’indépendant qui fait de même perd de l’argent quand il lève les yeux. Lorsqu’il meurt, le poète finit comme il a vécu : dévoré par les vers. En attendant ce jour, sachez que j’ai été payé pour l’écriture de ces lignes et si vous êtes indépendant, retournez nourrir l’économie plutôt que de lire ceci !

Il claudique dans le couloir vers le service de radiologie. Je n’ai vu que son dos, sa calvitie et cette démarche incertaine. Patient anonyme comme il s’en déverse des milliers chaque jour au Grand Hôpital de Charleroi. L’aurais-je remarqué si ce matin j’avais été moi-même patient et non professeur visitant le stage d’une étudiante ? Probablement pas. Drame du siècle : on perçoit mieux ce qui nous sépare que ce qui nous réunit.

Quelqu’un sourire châtain | Quelqu’un regard arc-en-ciel | Quelqu’un épaule zénith |

Paulo Freire (livre de), Collègues, Étudiantes, Inconnus, Inconnues, Gioia Kayaga

Le ciel gris, l’argent qui s’en vient & qui s’en va, les questions existentielles, les choix posés, les non-choix, le conscient inconscient (et l’inverse), les murmures du monde, le nombre exact de pages pour le travail de la semaine prochaine. Non, pas aujourd’hui, non (et pas le week-end non plus, soyons fous).

Pendant que je prépare la lecture de ce soir au théâtre de l’Ancre, j’écris ceci. L’inverse aurait fait mauvais genre. J’aspire à n’avoir à nouveau que la table de l’écriture à l’agenda et le bonheur de n’avoir pas même à l’y inscrire. La musique d’IAM pénètre dans mes oreilles, les années défilent et ça reste bon. J’espère pouvoir dire la même chose de moi-même.

Je me rappelle avoir écrit à l’âge de 7 ans le récit d’une sortie à la pêche avec mon grand-père. Le texte remporta un prix à l’école primaire et fut publié dans le journal de l’établissement. Je me souviens avoir été déçu car pour le besoin de la publication, il avait été dactylographié alors qu’à l’époque j’écrivais très lisiblement au stylo-plume (ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui) (je pourrais remporter le prix d’illisibilité de l’académie de médecine).

S’inscrire en contrepied vis-à-vis d’une certaine pédagogie bancaire réifiant l’humain. Mettre de l’essence dans le réservoir pour ce faire. Sourire.

Une mère pleurant lorsqu’on lui dit que l’enfant paisiblement endormi dans la poussette lui ressemble.

Que se passerait-il si la pluie ou l’absence de pluie était une bonne excuse pour ne pas prendre la bretelle de sortie ?

Pourquoi n’avez vous pas respecté le sens du parking, Monsieur ? Aujourd’hui, nous vous proposons des endives.

Homme au bonnet gris homme au portefeuille imposant dans la poche arrière du jean femme au bonnet rouge série de gros manteaux d’hiver gris brun et beige homme au manteau bleu qui traverse les années hommes gris sans bonnet femme portefeuille aux dents pourries jeune fille en robe à paillettes comme faite pour la scène tissus qui ne sont pas fairtrade tissus qui ne prennent pas la peine de faire du greenwashing femmes tissus contre l’averse à venir

Trop d’air sans doute. D’air naturel, je veux dire. Rajouter quelques usines. Y aller à fond ! Embrumer la montagne jusqu’à l’enrhumer TOTALement. Voilà le plan (et fissa !). Et vous me rajouterez du métal aussi ! Et du béton ! Et un sourire !

L’ordinateur a recopié un texte de William Burroughs, ce matin à 12h36. L’auteur n’a pas été blessé ; l’outil, par contre, est sans doute altéré à jamais. Il faudra que je méfie désormais.

Désormais il me faudra demander une facture avec un numéro de TVA, une adresse, un nom (le mien), une adresse mail, un numéro de téléphone, un relevé correspondant à la transaction, pour espérer y gagner à la fin de l’année. Désormais, j’optimise ma vie fiscalement, stade ultime de l’évolution en Europe de l’Ouest.

Une carte comme simple interface entre l’homme et le pain. Même plus besoin de l’insérer quelque part, ni de pianoter un code sur la machine dédiée. Désormais, ce bout de plastique vivra sa vie, privé de tout contact dans ce qui pourrait être un délire hygiéniste. Son porteur pourra bientôt faire de même.

Ramasser sachet de courses et petit monsieur sur parking squatté pour ne pas payer stationnement. Vie chère, chère vie.

Déposé dans une salle de classe, un de mes exemplaires de Sur la route car j’avais moi-même découvert ce livre autour de mes 18 ans. La route, je ne l’ai jamais vraiment prise et jamais vraiment quittée non plus. Même les chemins tortueux sont relativement rectilignes. Et puis, est-ce la route ou les personnes qui la peuplent ? Qu’ils portent ou non leurs vrais noms d’ailleurs. Déposé dans une salle de classe, Sur la route dans l’espoir de faire mentir les mots de Dante.

50 0 50 0 50 70 90 100 (pour économiser) 105 (pour pas gêner) 100 (pour économiser) … (long temps) 105 (pour pas gêner) 110 (parce que merde) … (long temps) 90 70 90 70 65 (pourquoi se presser ?) 50 30 50 0 deux minutes, le temps que ça chauffe ?

Corps kilométrique sur tabouret. Cernes de néon rouge vert et bleu. Mains gantées posées sur le comptoir. Brouhaha de choses vécues ou anticipées. Posters de choses passées recouverts de poussière. La vie n’est qu’une attente qu’on trompe par le mouvement, agrémenté (parfois) par plus de sourires que d’indifférence. En attendant : esprit courroie de distribution sur tabouret.

De là à là, tout va bien. À partir de là c’est plus complexe. Il faudra régler ça. (considérant que la médecine est un business) (considérant que ça pourrait être pire) (considérant que la fin, si on ne la connaît pas, on s’en doute) (non ?) De là à là (corps sidéral) : tout va bien.

Choses êtres vitesse escaliers nuages respiration odeur de tartiflette mots maux morts pixels dizaine de paires d’yeux impression de fatigue musique inégalités couleurs projetées partout impossibles à éviter infini de l’univers : où suis-je encore ?

Une journée de route. Anticiper les déportations sous une nappe de brouillard. La radio comme seule compagne. Anticiper les raisonnements et tenter (encore) de mieux comprendre le monde.

Il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid il fait froid nous sommes froids (comment pourrions-nous être autre chose que froids ?)

Je n’aurais pas du programmer trois visites de stage à Bruxelles le jour de mon anniversaire. Une, à la rigueur deux, mais pas trois. Cela étant, chaque visite de stage effectuée peut rejoindre la liste des choses qui ne sont plus à faire. Et qu’est ce que cela aurait apporté de plus de passer une partie de cette journée à célébrer dans l’oisiveté la date aléatoire où je suis venu au monde il y a 36 ans ? En n’ayant rien demandé, de surcroît.

L’infrastructure sportive se dégrade dans le village de mon enfance. Il en va de même pour mes souvenirs et les visages de ce qui jadis faisait monde mais n’est aujourd’hui qu’une époque lointaine. Je pense que j’ai quitté le village.

Le banc en pierre près de la gare qui n’est plus qu’un arrêt (à cause du libéralisme) : s’est-il assis dessus ? Combien de morts se sont assis sur le mobilier urbain qui peuplent votre quotidien ? Une personne assise ici pas plus tard qu’hier a-t-elle trouvé la mort depuis ?

Voir. Juger. Agir. Evaluer. Recommencer. Succession de chiffres et de bitume mouillé. Une mèche de cheveux. Voir. Juger. Agir. Evaluer. Recommencer. La buée qui sort de la bouche. Des lèvres interdites. Voir. Juger. Agir. Evaluer. Recommencer. Détonation. Reprise de la course. Vers où déjà ?

C’est une collab’ entre Vladimir Ilitch Oulianov et Richard Matheson : des bâtiments gigantesques et vides, une armée de fonctionnaires absents, des voix électroniques intimant de laisser des messages sur des boîtes vocales déjà pleines. Pour raison budgétaire, on allume un néon sur deux dans le couloir principal mais la vanne du radiateur de mon bureau est bloquée sur chaleur extrême. Alors j’ouvre la fenêtre avant l’arrivée de l’étudiante suivante. Douze jours avant Noël, je suis le seul enseignant au travail.

A propos de Jérémie Tholomé

Poète belge, Jérémie Tholomé écrit principalement des textes pour l’oralité, tous publiés chez maelstrÖm reEvolution.

16 commentaires à propos de “Carnet / Jérémie Tholomé”

  1. « je ne veux rien savoir de la misère du monde, pour un instant seulement. » écho avec la misère croisée par Pierre Ménard au même moment qui lui culpabilisait…
    (Les trois bribes sont magnifiques)

  2. Salut Jérémie ! elle swingue bien ta série, et j’y vois du nouveau dans l’écrire, c’est chouette, du léger et du lourd qui s’embêtent pas d’être ensemble, j’aime j’aime, 🙂