carnets individuels | Thierry Duval

#01 L’imprévu ?

J’ai posé ma main gauche sur le coté de mon ordinateur, pour passer à autre chose, et ne l’ai pas reconnue. Une main d’homme mûr, presque de vieillard. Des veines qui ressortent, un flasque dans la peau des doigts. Une taille, surtout, inhabituelle, trop grande, comme d’une marionnette. La main d’un autre. Saisissement. Palpitations. Souffle accéléré. Qu’en faire ?

#02

Mais que disait la voix qui venait de partout à la fois ?
Sans doute aurait-il fallu mieux me taire pour mieux me souvenir, graver en moi tous ses échos. Ne pas répondre surtout, au risque de la couvrir. Écouter c’est l’art ultime. Faire silence immobile en moi, ouvrir en moi toutes mes pétales mes feuilles mes branches mon écorce mes racines elles-mêmes et me tenir uniquement là tout ouvert, tout droit dans sa voix. N’être qu’arbre pour graver le souvenir.

#03

Forêt. Dans le grand soleil chaud de novembre, parmi les cerfs, dans le grand son rauque de leur brame, quelque part dans le labyrinthe, j’entrevois le chemin. Il n’existe pas mais il est là. Tous les signes sont là, champignon léopard, enfilade tortueuse des troncs noueux exactement disposés. Au creux de mon ventre, pulsion de la course dans les feuilles et les mousses, appel du corps désarticulé, disparition de ma verticalité, s’engouffrer dans le cerneau des noix, s’efilandrer dans l’âme du lierre.
Dire au revoir ou ne pas dire ?

#04

Cheval harassé debout couché debout couché mâchée remâchée passée repassée toute la nuit était une journée.

#05 CIEL DU LUNDI

  • Grand drap gris uniforme punaisé à tous les coins des toits de Paris
  • Au début, rien à attraper du regard dans le grand drap gris clair tendu bas aux coins de tous les toits de Paris, et puis l’œil finit par accrocher au dessus des cheminées quelques volutes de coton blanc qui s’échappent et semblent nourrir le grand uniforme sale du ciel de ce lundi, bientôt percé de toutes parts dans une éclatante inversion, négatif avant révélation. TD
  • Grand éclat très finement bleu presque blanc ; au milieu non ce n’est pas un nuage juste le souvenir aveuglant du léger crachotis de cheminée purifiée.

#06 PERSONNE D’AUTRE QUE MOI N’AURAIT REMARQUÉ QUE

Le bruit que fait la boule au bout de la canne blanche, dans l’eau des flaques, devient plus sourd, parfois même on entend comme une goutte qui tomberait dedans. Comme ça que les aveugles peuvent parfois éviter de marcher dans la rigole d’eau le long du trottoir, au feu, quand le bruit des moteurs de la ville ne couvre pas tout ? TD

#08 les noms c’est du propre

Agnès Pretellière Victor Peraphia Edwige Boubantec Renée Moldberg Charles de Gaulle Pauline Leroux Georges Lepleumert Robert Martin Fortuné Fruchoix Rose Marcoux Jean-Claude Duroy Marie Neves Frederic Truchot Gaston Yaïche Albert Morinne Yves Le Ranchois 

09 | ne pas s’attarder sur

Le chantier de ravalement de l’immeuble d’à côté et toutes ses barres d’acier posées au sol sans aucune protection ni prévention pour les piétons, des pièges tendus, serpents dormants en travers du trottoir, attendant sournoisement de mordre le pied qui traîne, de crocheter la jambe du malvoyant, leur indifférence molle et si dure de cœur, si froide au cœur. Leur arrogance d’être là où l’on doit marcher, posés troncs d’arbres en travers des rails ou du chemin pour attaquer la diligence, dérober au passant sa dignité, sa verticalité, son intégrité. L’infinie durée de leur stationnement à dépasser plus de la moitié de l’espace disponible, et tous leurs auxiliaires pour la chute : vélos, trottinettes, scooters, poteaux ignorants jetés à la face du piéton pour en défigurer la possibilité de se déplacer. Chaînes tendues incarcérantes, obturant toute liberté fondamentale d’aller de l’avant.  

#10 Pendant que

Pendant que je regarde le disque blanc du soleil se lever dans le brouillard, je me sens dépassé par tous les travaux à faire au jardin et dans la maison. Pendant que je regarde ma femme s’attaquer au plafond, je me sens dépassé par mon incapacité à entreprendre ces travaux comme autrefois, quand je voyais encore assez large pour me sentir autonome dans ce genre de tâches. Pendant que je pense à mon carnet, je me sens dépassé par cette angoisse de ne pas y arriver qui envahit peu à peu toutes les strates de mon existence.

11 C’est dimanche

Je suis allongé sur le lit de ma grande sœur à qui j’ai emprunté un petit livre coincé dans sa bibliothèque (je n’en ai pas encore une à moi). Et je pleure sur ce livre, infiniment je pleure sur le destin des jumeaux tous deux amoureux de la fille de la sorcière qui vit en marge du village. Et je relis encore, une bonne dizaine de fois, pleurant toujours mais inscrivant profond en moi la puissance émotionnelle de la littérature, je relis La petite Fadette de Georges Sand. D’où venait la déflagration de cette rencontre, je ne le comprendrai jamais vraiment.

#12 La grisaille, les dessous

C’est dans le tronc que ça se passe. Partout dans le tronc du bonhomme. Dans le bordel du ventre d’abord, avec son chaos ou pas, ce qui s’y charrie de ce moment-là. Et puis le plexus, les côtes, la respiration elle-même, si courte ou ample, ce qui gît là docile ou sauvage va savoir des fois les deux à la fois.

#13 arrêter le monde

Le bus double est arrivé sans s’arrêter au feu rouge, la vieille dame en face s’avance un peu penchée face au vent dans sa doudoune dorée, le vélo s’apprête lui aussi à tourner à droite, le vent souffle et dans l’instant précis où je perçois la scène, soudain, j’ai peur de l’accident. 

#14 Rien qu’une seconde

A travers le pare-brise constellé de gouttes de pluie, les phares des voitures de l’avenue avancent en se multipliant presque à l’infini, diffractant leurs lumières violentes, blanches et jaunes, sur toute la surface vitrée, se suivant dans une danse nerveuse et irritée. Mon œil involontairement les suit.

#15 Cut up moi ça

Confiance exactement ça miséricorde c’est ce que j’ai fait pour arrêter le sport tu cours 10 minutes et après le corps il veut plus et donc j’ai acheté ce bouquin qui explique tout ce fonctionnement mais je ne vais pas le lire encore j’attends après les fêtes.

#16 Il fait froid couvrons-nous

Un pull Monoprix créé en France fabriqué au Cambodge, couleur chamelle chiné, laine, nylon, cachemire, une doudoune bleu foncé trois quart cintrée à la taille avec large capuche à fourrure un jean bleu foncé serré autour des jambes et baskets blanches vintage, un pull en grosse maille tricotée gris et marron, des vestes de chantier grises et oranges avec bandes fluorescentes, un blouson de motard en cuir noir, un gilet jaune réfléchissant, une veste droite en tweed marron, un jean bleu délavé avec manteau trop grand gris, une doudoune noire sans manches, un grand manteau gris en laine qui descend jusqu’aux chevilles, un trench-coat gris foncé, un manteau vert forêt avec col noir contrastant, d’autres chaussures de sport noires avec semelles blanches, des mocassins marrons, une grande veste marron très clair, des bottines noires à franges et gros talons hauts, un bonnet en laine beige clair bien enfoncé, une grande doudoune beige clair qui descend jusqu’aux genoux, un gilet bleu clair à fermeture éclair bien remontée.

#17 Petits embellissements bienvenus

Réaffecter l’ensemble de la rue de Prony (Paris 17ème) en piste de décollage et d’atterrissage pour rêves. Chaque passant aura soin de laisser s’échapper de ses pensées son souhait le plus ardent ou sa peur la plus tenace, afin qu’ils puissent prendre leur envol vers le ciel bouché de nuages et le perforer de leur puissance imaginative. Rebaptiser cette rue de façon adéquate en « passage des rêves ». La rotonde du parc Monceau servira de tour de contrôle.

#18 Recopier c’est facile

Il dut même attendre un moment qu’une boule de jeu de quilles eût achevé son chemin ; deux gamins qui avaient déjà de mauvaises têtes de rôdeurs adultes l’y obligèrent en le maintenant par le pantalon ; s’il les avait secoués, il leur aurait fait du mal et il redoutait leurs cris.

Assis dans le canapé du salon, 09h45, deuxième colonne de la bibliothèque en partant de la droite et quatrième étagère, premier paragraphe en haut de la page 73, page de droite, extraite du troisième chapitre, pendant que l’enfant fait du modelage dans de l’argile blanche sur la table en écoutant une histoire France Inter sur Michel-Ange. Dehors, à peine le jour et sous la pluie froide.

#19 Transaction

Le jeune homme, brun cheveux courts, nous montre le filtre habitacle usagé très gris, troué en son milieu, à côté du filtre blanc tout neuf est-ce que je le change m’sieur-dame ? On s’interroge on hésite ça vient en plus du reste mais l’ancien est en si piètre état et le nouveau tout blanc resplendissant alors oui on le change, combien de temps ? Cinq dix minutes pas plus. L’affaire est faite. Nouveau pare-brise, et l’air qu’on respire maintenant est-il meilleur ? Qu’est-ce qu’on donnerait pas pour respirer resplendissant ? Respire-t-on mieux en le sachant ?

#20 La scène est muette (mais vaut son prix)

Aujourd’hui je repars un peu rassuré sur la dureté de l’époque. Une femme prend une baguette de pain parmi les autres, elle la choisit pas trop cuite, la coupe en deux, prend un pain aux raisins et place le tout dans un sac en papier avec des poignées parce que j’ai ma canne blanche. Hier, dans une autre boulangerie il m’avait fallu acheter trois articles pour avoir droit aux poignées, malgré ma canne blanche. Un croissant en plus et la perception du manque d’empathie aussi.

#21 Faire bouger les choses

Ramasser le ticket de métro usagé, tombé sur le trottoir à l’angle de la rue de l’école. Le rendre à l’enfant persuadé que c’était le sien qu’il avait laissé tomber quelques minutes avant, de retour de la sortie au musée. Trois actes en un seul geste : nettoyer le trottoir, restituer l’objet dans les mains d’où il était tombé et rassurer (il arrive de retrouver ce qui a été perdu).

#22 On remet ça, mais avec un livre (à perdre)

Déposé sur un banc public avenue de Clichy cet exemplaire parascolaire de « Gargantua », espérant gigantesque rencontre entre  le géant Rabelais et le quidam curieux. Repassé près de deux heures après et l’ouvrage avait disparu. Ô joie ! Quelqu’un peut-être découvre la lignée pantagruélique en ce moment-même, s’étonnant de naître par l’oreille.

#23 Exercice avec dénombrement 

Debout et bien réveillé devant la fenêtre de ma cuisine située au deuxième étage, donnant sur la rue, et plus précisément dans le cadre éclairé blanc de la boutique de lainages située en face, en contrebas, et qui excède pourtant mon champ de vision, en balayant du regard donc, lors d’une période de cinq minutes entre 08:47 et 08:52, en écoutant la radio Fip qui diffusait de la musique assimilable au genre du reggae, alors que le jour se levait paresseusement,  j’ai dénombré 27.

#26 choses nettes, choses floues

Diable enfin sorti de sa boîte, la sonnerie tant attendue de l’interphone pour la livraison du cadeau des dix-huit ans de ma fille déchire soudain le ronronnement des moteurs de la ville qui m’engourdissait l’esprit de sa séduction de somnolence. TD

#27 Pas moi, mais mon double

Il est debout devant sa machine à café dont le bruit remplit tout l’espace de la cuisine et au delà, même. Il a les deux mains dans les poches. Il attend. Il aimerait entendre la musique qu’émet la radio, les bruits de la ville, mais la machine à café couvre tout. Quand le café est prêt, tout revient et il est déçu par le vieux rock yé-yé de la radio, par les bruits de moteurs et de travaux, le vrai langage de la ville autour de lui qui se répète à l’infini.

31 commentaires à propos de “carnets individuels | Thierry Duval”

  1. Bonjour,
    Voilà une première marche qui nous a pris dans une micro fiction, n’hésitez pas à continuer à installer vos billets ici, on les lira !

    • Bonjour et un très grand merci pour votre commentaire !
      Ici, cela signifie-t-il dans le #carnet individuel ?
      Je suis nouveau sur Tiers Livre, et malvoyant, je tâtonne encore et ne maitrise pas toutes les possibilités du bel outil…

    • Merci de ton commentaire ! Ici, tous invoqués malgré eux, à leur place naturelle, aux côtés de tous ces visages croqués d’un trait d’un seul, dans cette grande sarabande, je veux croire qu’ils te rendent intérieurement et avec moi ton salut amical.

  2. Tout pareil ce tout premier, ne pas se reconnaître, se voir autre, ne pas se voir.
    Beaucoup de sensibilité dans votre carnet, de dureté parfois, et des instants de grâce, de littérature, toute la nuit est une journée, respirer resplendissant…

    • Merci du fond du coeur comme on dit. Votre commentaire me touche, vous avez toute ma gratitude.

    • Merci de votre commentaire !
      Peut-être, oui, et puis l’importance de la règle. La première boulangère m’avait expliqué que plus personne ne donnait de sacs, même en papier. Je n’avais pas compris si c’était pour l’environnement ou l’inflation, et je n’ai pas osé insister en expliquant que je ne pouvais pas disposer de mes deux mains dans ma condition. Je crois qu’elle voulait juste appliquer les règles décidées par la patronne, voire même qu’elle voulait bien faire… c’est paradoxal. Les règles se fichent des cas particuliers. J’espère encore un peu dans les personnes.

  3. Oui, le meilleur moment quand on abandonne un livre est bien quand on se rend compte qu’il a été emporté. L’imagination part au galop. Merci.

    • N’est-ce pas ? Un nouveau rendez-vous semble pris avec quelqu’un dont on ignore tout, comme c’est romanesque !
      Merci de votre réaction !

  4. J’ai compté pareil, 27. On doit voir la même chose depuis nos fenêtres parce que je n’écoute pas Fip en ce moment.

    • HA ! HA ! Certainement, on doit voir la même chose, c’est exactement ça ! Le reggae n’est donc pas une variable significative…
      Merci !

  5. j’ai dénombré 27 : bravo pour l’efficacité (installation précise ; dénombrement ferme et définitif)

    • Merci de l’avoir entendue avec moi ! Tranchante, elle le fut en effet, comme une délivrance de l’attente plutôt que comme une livraison.

  6. #28 me rappelle les paroles de la chanteuse Barbara : » j’ai peur mais j’avance, j’ai peur mais j’avance quand même ».