#carnets_individuels / Anne-Sophie D

Lever de rideau
La brume a paressé jusqu’à midi. Elle ressemblait à ces fins papiers japonais, presque translucides. Elle générait une telle incandescence que je ne savais plus si je distinguais réellement les silhouettes des arbres ou si c’était leur souvenir qui, après tant d’années, persistait dans ma rétine. Le blanc s’est levé d’un coup, dévoilant les griffes sombres des peupliers. Chacun arborait fièrement à sa cime une mince couronne de feuilles dorées. 

Bruitaliser
Troquer mes souliers souples contre des bottes qui font du bruit. Les talons requièrent de grandes enjambées. Le drapé du manteau appuie les airs de dame. Bruitaliser le monde pour lui rappeler que j’existe. Détester la manière dont on me parle. Avancer sur la pointe des pieds dans l’épouvante de gêner. Assumer cette atroce démarche dégingandée. 

Sur la route
La doudoune ouverte sur le torse estampillé 
Les semelles et la raie du plombier
Les lunettes sur le front, pas sur le nez
Quelques centimètres de plus grâce à ce bonnet 
Le reptile à laisse dorée bien calé sous l’aisselle

Mise en abîme
Ces heures de copie remplissaient mes journées, et j’avais informé ma mère que ce n’était pas une activité dénuée d’importance, mais un acte de familiarisation, car les lettres qui ne vous ont pas été dévoilées pendant l’enfance exigent une prise de conscience continue.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda ma mère. Un homme peut passer sa vie à recopier, il n’en retire que des squelettes de lettres, pas des lettres vivantes, que seule une langue maternelle peut inscrire dans ses yeux. »


La dernière fois que je l’avais lu, je ne savais pas que j’étais juive. 
Je l’ai appris récemment, aux encognures d’un enterrement. L’oubli creusait alors ses caves profondes. J’ai parcouru le livre sur l’écran avec mes nouveaux yeux. Pour choisir le passage, j’ai utilisé la fonction « rechercher » en tapant le mot « recopier ». 

Wesh
Wesh ça va ? — On les voit pas là, c’est trop haut — Wesh ça va et toi ? — Pas avant 14h30 — Ça va ça va — Vous avez choisi ? — P’tet quelqu’un d’autre — On ne peut pas être champion du monde toute la vie.

La peau du lait
Dans la tasse, le disque onctueux et mat contraste avec l’amer fumet du cacao. Du tranchant de la cuiller, je perce le velouté qui se fronce comme un lourd drapé. Dessous les ondoiements plus clairs aguichent le palais. Il ne reste plus qu’à écoper, comme un chaton, à minuscules lampées. 

Encore raté.
L’image non pas que j’arrête, mais qui m’arrête sur le pas de la porte à peine rentrée. Un tancarville, certes au garde-à-vous, mais outrageusement nu, m’amène à une autre vision. Celle du linge macérant dans le tambour à l’haleine de chien mouillé. Triste tableau de mon indécrottable échec ménager.

Et que l’écrit tonne.

J’étais autrefois bien nerveux.
Me voici sur une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table.
Puis je me mets dans cette pomme.
Quelle tranquillité !
H. Michaux

D’abord, fermer les écoutilles. Ni le bruit, ni l’air du dehors, surtout que rien ne s’infiltre. Tamiser le silence. Baigner dans mon jus. Même une douche peut tout désaccorder : passer du froid au chaud, du sec au mouillé, et le flou s’installe : bien choisir mon moment. M’engluer ainsi des heures, des jours en solitaire.
Alors seulement je peux assister à mon ciel intérieur. Lire dans les nuages, surmonter la grisaille, accuser le soleil. Scruter les frictions entre froid de canard et franches éclaircies : c’est souvent dans l’orage que le vif ressurgit, et que l’écrit tonne.
Puis soudain, l’éclat du monde débaroule : vite, une bière, du barouf, des amis ! Retour au si familier chahut de la vie.

Rose bonbon
7 ans et demi, l’âge des premiers Club des 5. Premières veillées sous la lampe torche, mal cachée dans mon duvet. J’entends la nuit qui bruisse autour de la tente. Le dénouement est proche : je gigote pour retarder le moment de sortir pisser.

De la fiction.
J’ai huit ans. Pour l’école, je dois écrire le portrait d’une personne de mon entourage. Je choisis une tante un brin farfelue, et je m’en donne à coeur joie, oh oui je fourmille d’ingéniosité pour décrire l’étendue de sa bizarrerie. Il n’y a aucun doute, je suis hilarante. Je cours victorieuse faire voir à ma mère l’objet de ma satisfaction. Elle parcourt le texte tout entier, sans un mot, puis me tend la feuille en déclarant simplement :
— Tu es méchante. Tu dois recommencer. 
Mes larmes proviennent-elles de l’humiliation soudaine, ou du chagrin de découvrir le risque de blesser ? Ma tante devient une autre, toujours excentrique, mais un peu désincarnée. Je m’en accommode. J’ai encore beaucoup de leçons à apprendre.

Pendant que Yahoo !
Pendant que Nabilla, photos en micro-bikini pour assumer son corps qui change, S. passe la nuit à son bureau pour boucler son livre dans les temps.
Pendant que Charles III, ce grand plan de licenciement qu’il prépare, je me demande si je suis d’humeur à sortir ce soir.
Pendant qu’elle accouche dans la cantine du lycée alors qu’elle ignorait être enceinte, j’ai du mal à avancer sur mon roman.
Pendant que née avec un bras énorme et les gens lui disent de l’amputer, je cherche la télécommande égarée dans les plis du drap.
Pendant que Charlène de Monaco, look noir et immense chapeau, la voisine du 2nd répand dans l’escalier du désodorisant senteur framboise pour camoufler celle provenant de l’appartement de Monsieur P.
Pendant qu’Yvelines, un homme arrêté après avoir transformé son pavillon en un lieu perturbant, je me gratte l’intérieur de l’oreille avec mon auriculaire.
Pendant que son compagnon préfère la hacher menu, on ne connaît toujours pas la raison de l’hospitalisation d’A.D.

Ne pas s’attarder sur.
Ne pas s’attarder sur cette femme qui essuie discrètement ses larmes sous un rideau de pluie. Non, malgré la beauté de son geste, ne pas la fixer ainsi, comme si le voile mouillé cachait sa face intime de mon regard interdit. Ne pas se faire surprendre derrière la vitre éclairée, ne pas la voir se recomposer un visage neutre et absolument sec. Ne pas rester bête face à la grosse flaque qui subsiste, seul vestige de son passage furtif à ma vue égarée. 

Noms de l’enfance.

Visages (à la gare).
froncé celui du touriste qui le déplie comme une carte à mesure que son regarde balaie | placide celui du tox qui mendie mais un voile entre nous comme une brume le trahit | hilare celui de la folle dont les mots fusent comme des pets | 

Personne d’autre que moi n’aurait remarqué.  
Personne d’autre que moi ne les aurait remarqués, tant j’achète chaque année en tous points le même modèle, s’il n’y avait eu ce léger boitillement induit par le port du cuir neuf et tranchant. — Mais… Mais… tu boîtes ? — Oui, t’as vu, j’ai de nouveaux souliers.v

Ciel du lundi.
Scrutation des entrelacs de fils blancs, galaxies tubulaires, fugaces éclairs d’argent. Divagations paréidoliques. Yeux qui roulent dans leurs orbites, éblouis par les rayons ardents de quatre soleils froids. Et la petite musique métallique qui sort du trou noir béant profondément intime : pas de souci, mis à part une carie.

Phrase de réveil.
Ce n’est pas une phrase qui éclaire mon réveil, mais un cri, un déchirement : NOOOOOOON ! Mon lit comme une île ; autour, des crocodiles.

Quelques mois auparavant, cette phrase prononcée dans mon rêve par un être cher, longtemps répétée avant de me lever. Parfois ma liberté prend le pas sur ton coeur. Beauté de l’inconscient lorsqu’il accompagne le pardon.

Il aura fallu.
J’aperçois de l’allée la femme-statue, par tout temps penchée sur le bassin rocailleux, par tout temps médusée de s’y découvrir. Mais de quelle couleur est l’eau, quel en est son motif, alors que les arbres se déplument et le ciel s’affadit ? Je n’ai pas la force aujourd’hui d’y croiser mon reflet. 

Si loin si loin.
Elle roulait les r comme son minuscule chignon gris, de la taille de mon poing d’alors, et corseté par de fines épingles. Il paraît qu’il enserrait la plus longue chevelure du monde.
L’ai-je fait ou seulement rêvé ? Qu’importe, je la revois par l’entrebâillement, assise face à sa coiffeuse marbrée, ses cheveux libérés tombant jusqu’à la ceinture de son tablier, encore entortillés par leur forme contrainte. Je m’approche sur la pointe des pieds, saisis la brosse des deux mains, et la peigne doucement jusqu’à la fin des temps. 

L’imprévu.
L’imprévu, il s’invite chez moi chaque mercredi selon le contenu du panier. Soyons honnêtes : tous les légumes ne sont pas des plus râgoutants. Alors cette semaine, en déballant ce chou chinois du calibre d’un ballon de rugby, je réalise que je vais en ingurgiter à chaque repas avant d’en voir le bout, et ça me plombe presque autant qu’une soirée thema sur Arte. 

Prologue – Le carnet à tiroirs.
C’est Joyce Carol Oates qui m’a inspiré cet agencement.
Je t’explique.
Tu prends un cahier Pukka-pad 24×32 cm, ligné, 200 pages, à spirales.
Le premier feuillet tu le plies en deux, à la verticale. Il forme quatre parties distinctes de taille égale, propices aux listes de mots-clé, esquisses de plans, fiches personnages, taches de café, jurons d’impatience. Le volet intérieur, c’est comme un tiroir secret, mais qui se retourne, se découvre au gré de la besogne.
Le deuxième feuillet tu le laisses intact, sans boursfouflure aucune, pour écrire tout du long tes paragraphes verbeux, tes jacasseries décomplexées et autres épanchements métaphysiques,
Après tu relis, tu barres, tu tries, tu arraches tes bribes comme des peaux mortes. 
Et la troisième feuille, c’est celle qu’il faut garder. 

A propos de Anne-Sophie Dumeige

Autrice jeunesse depuis 2023, coloriste de BD, je vis à Nantes, près d'un grand jardin. "L'île aux têtards", roman poche, éd. Thierry Magnier, "Exceptionnels animaux", recueil, éd. La Martinière jeunesse. "Oscar Bousier sent la rose", éd Seuil jeunesse, janvier 2024 "Navid et la Grande Ourse", actes sud jeunesse, septembre 2024

13 commentaires à propos de “#carnets_individuels / Anne-Sophie D”

  1. . Parfois ma liberté prend le pas sur ton coeur. Magnifique en effet et bien la leçon de carnet et ces portraits à la serpette !

  2. L’écrit tonne, comme on sent bien arriver ce moment, assister à mon ciel intérieur, de belles trouvailles très parlantes, merci.

  3. « assister à mon ciel intérieur, lire dans les nuages ». Quels beaux remèdes contre la grisaille. Merci.

  4. Merci, merci à tous pour vos doux mots. Honte à moi de ne pas trouver le temps de vous lire autant que je le devrais..