carnets individuels | Marion T

#20 – 28/11

Rame surpeuplée, regardent tous le téléphone, se fond parmi les corps, la femme est là à l’angle, se fond parmi les corps, observe, la rejoint, paupières baissées, la femme, carré noir, regarde ailleurs, frôle et s’attarde le long du sac, le long de la poche, frôle et glisse une main, glisse et prend, la liasse, liasse en retour au creux de la paume, silhouette circule et sort, silhouette noire, ombre velours dans le couloir, glisse et se colle dans l’escalator, se colle, main souple doigts longs, la poche bâille, doigts longs s’enfoncent et prend, la carte, silhouette grimpe et cogne, bouscule, s’efface, SORTIE.

#19 – 28/11

La place du milieu dans la rame puis non sur le côté, puis sur le dedans oui côté couloir et la femme qui se décale, carré noir, visage fin, à la sortie, pousser la glu des êtres qui s’écarte, pardon pardon merci, Moïse de la mélasse, à peine sortie veillez à laisser entrer qu’ils disent, mais c’est que moi je viens tout juste de… veillez à laisser entrer, puis tout au bout l’escalator étroit, grimper, osciller, rester fluide, vous voulez bien que ? oui… non… écart sur le côté, petit bond, corps de profil qui glisse fond et s’immisce jusqu’en haut aspiré par le dehors, au passage piéton, oui, non, avancer, reculer, faire mine de, montrer les dents, va s’arrêter la bagnole, va s’arrêter, petit David de pacotille face au Goliath tout carrossé, a traversé, et continue tête en avant. Ah mais!

#18 – 27/11

|UNE FOIS DE PLUS JE SORS DE LA VILLE et une fois de plus je me mets à arpenter des yeux et des jambes cette banlieue de Paris comme je le fais depuis cinquante ans, inlassablement, chaque fois que j’en ai l’occasion entre deux randonnées autour de la Terre ; mais ici il n’y a pas d’illusion, pas d’ivresse exotique, pas de cliché littéraire possibles sur les émanations harmonieuses de Dieu ou sur les grands tableaux de la nature ; ici, en un mot c’est la misère. On touche du doigt un monde fadé, sonné, qui a son compte, qui est allé au tapis, un monde truqué, un monde matérialiste, injuste, dur, méchant, un monde où l’homme est un loup pour l’homme, un monde dégueulasse, j’allais écrire un mode sans humanité, mais c’est faux…| Elle est jolie l’édition du gros livre lourd à la couverture violette, grand ouvert sur la table en formica. C’est formica ivoire et piétement en bois. Trente euros. Pratique. C’est beau, aussi, on penserait pas. C’est le piétement qui fait ça. Elle a dit, en la vendant, il manque le tiroir, mais je l’adore, j’espère que vous en prendrez soin. Au-dehors c’est comme une grande envolée de toits en zinc luisants de pluie et avant, il y a la rambarde en métal noir, dès fois qu’on voudrait s’envoler dans le froid, tout là-haut jusque sur les toits, y glisser, y cascader. C’est la lumière de novembre qui tombe sur l’écran, à l’éclat terne et gris. On sent pas d’ici, les odeurs de boue et de feuille morte. C’est écrit petit, et c’est bien épais. Le papier est sec, du livre comme neuf acheté il y a dix-huit ans. Mince alors. A l’ouvrir ainsi dans le midi gris, c’est tous les lieux autour du grand livre violet, ce qui s’étend derrière la fenêtre, sur le haut de la colline et ce qui glisse tout en bas, tous ces lieux qui s’éveillent, comme sur les vieux écrans du métro, on pressait le petit bouton métallique, alors la ligne s’allumait et ses jolies loupiotes, claires et lumineuses, c’était Noël dans le tunnel.

#17 – 26/11

Même qu’y aura du lichen sur les chaises partout sur la mousse éventrée, au rond point pile au milieu, un gros escargot, qu’on se déplacera dessus des fois lentement, baveusement jusqu’aux Buttes Chaumont, c’est que la limite de vitesse aura passé de 30 à 2 kilomètres heure, ha ça je peux vous dire que ça va ni dévaler ni cavaler, une ville pour les lents ce sera, une ville pour les mous, ça pourra bien être alors aussi, une ville pour les visqueux, le réverbère à la lueur toute verte, dites ce sera là un joli photophore avec des lueurs d’algues, ça grouillera d’amibes tant qu’on confondra amibes et habitants, ça nous en fera des gros conseils de quartier, des baveux, des dégueulasses, on y sera tous, mous, lents, visqueux à la lueur phosphorescente des plafonds verts, on sera pas mal ouais, on sera pas mal, votez pour moi, mais pas trop vite, dans l’urne molle. 

#16 – 25/11

Les lacets verts sur le pantalon de toile ocre et noir sac en polyester/ son masque en tissu noir, un jean à la toile légèrement usée, une montre à bracelet en simili cuir crocodile,  pull marine fine maille / doudoune et bonnet noirs / manteau de laine bleue, foulard en soie à motifs géométriques, masque chirurgical bleu / grand châle bleu et orange jean bleu et manteau de laine noir extra large / T shirt blanc, pantalon de toile, le sac vert militaire.

#15 – 24/11

Bon déménagement! / Quand il y a grève vous attendez dix minutes et ça vous énerve mais moi c’est deux heures en Ariège quand je rate mon train. / Peut-être oui, on se rendra compte ensemble de notre impuissance, mais être impuissant collectivement, c’est mieux que de manière dispersée, ça tient chaud. / Non ce sera sur place, réchauffé oui s’il vous plaît. Elle a dit sur place. C’est notre petit stagiaire./ Incident est clos, vous remercie d’avoir patienté, le train va pouvoir repartir./Il n’y a pas d’ordre du jour pourtant c’est dans trois jours. Évidemment, c’est un lab, il n’y a pas d’ordre du jour pour un lab./ Le réseau de chaleur est LA solution pour éviter la hausse de la facture énergétique.

#14 – 23/11

La forme là  haut va tourner de trois quarts et ce sera la note jolie. La note jolie va arriver. La note jolie arrive. Attraper les pieds et attendre la note jolie. Parce que pourtant aussi non alors la faim, la note jolie va arriver, tournent les formes et les ombres au mur mais la faim, c’est la note jolie, la note jolie qui est là haut et qui ressemble à mon ventre, la note jolie claire chaude comme une main, comme le lait, la note jolie si jolie que j’en mangerai mon pied, c’est juste avant juste avant la note jolie qui est chaude comme le lait la note jolie qu’on voudrait manger et qui secoue le ventre

#13 – 22/11

Il n’y a pas le temps. Il y a la réunion, il y a la rue, il y a la foule sur le quai. Il y a la foule tassée dans le métro. Il y a la foule qui ondule, les cheveux, les bras pliés et le smartphone, la valse des algues, la lumière qui clignote, stroboscopique, le geste morcelé, ralenti à l’extrême. Il y a l’incident, le train qui s’arrête, les écrans lumineux dans le noir, la tension des corps immobiles. Les écrans s’éteignent. Il y a la grosse boule de chair informe et les yeux par centaine, le souffle qui s’arrête et les paupières pesantes. Les paupières se ferment. Il y a la grosse boule noire dans le tunnel. Et puis… il y a la lumière, le train qui repart, la vie qui se déplie. Il y a le souvenir des algues

#12 – 20/11

D’une perception brute agglutinée, gélatineuse disons, disons ce qui surnage lorsque la graisse se fige, le geste alors du couteau qui arase et dépose la matière sur le bord de l’assiette, et cela serait cela le regard, le geste, la séquence, un œil de cheval, le clignement de paupière chasse une seconde les mouches et tasse le dépôt jaune qui sèche aux commissures, c’est qu’on parle en effet aussi de commissures pour les paupières, alors de cette perception brute, agglutinée, de ce geste ensuite qui cligne et arase, elle émerge, disons : une phrase éclot.

#04 – 13/11

Masse de la couverture, sècheresse de la langue : il est des sommeils épais, qu’on dirait avinés. |Dans le jardin, les sous-vêtements sont suspendus sur le fil à linge. La fille est morte il y a peu, a avalé des comprimés. Pourquoi déjà ?| Au sol l’étendue limoneuse, des dépôts, fragments de pensée, au lendemain d’une fête qui n’a jamais eu lieu. |L’emprunt bancaire est adossé à un autre contrat, le mécanisme contractuel n’a rien de solide. Les taux pourraient bien s’envoler.| La lumière filtre à travers les volets. |La culotte jaune est sèche. C’est étrange ce monde où C. n’existe plus.| Le réel c’est ce qui cogne et résiste dit-on. C’est le froid qui le dit, c’est la soif aussi. Elle se lève et réchauffe le café. C’est un bon neuf heures. C. est en vie. L’emprunt est solide. Mais alors, qui a-t-on enterré dans le jardin ?

Précaire. xive siècle. Emprunté du latin precarius, « obtenu par la prière ; qui dépend du bon vouloir d’autrui ; mal assuré » (...) 1.  (...) droit. Qui ne s’exerce que par une tolérance révocable, une permission résiliable à la première demande ; qui est sans fondement juridique. (...) 2.  Qui est incertain, mal assuré ; dont on ne peut garantir la permanence. (...) Dictionnaire de l'académie française, 9e édition.

#03 – 12/11

La boucle se balance. La lumière traverse le verre opaque. C’est une unique boucle d’oreille. C’est un cygne ou du moins un oiseau. Le cheveu, noir, est ras sur la nuque. La tête glisse horizontalement dans l’air fixe, sans remous. L’homme avance. Je ne vois pas le dos. Je ne vois pas les jambes. La tête s’éloigne et le bijou. Poussée par la nuque, évoluant le long d’un rail invisible, la tête s’en va, emporte le visage. Je n’accélère pas.

Lisa est passionnée de verre de mer, ces morceaux de verre dépolis, multicolores rejetés sur les plages. Elle échange ses trouvailles sur Facebook, contacte des historiens pour retrouver les traces des bouteilles dont sont issus ces fragments. À la Seaglass Beach, la plupart des morceaux viennent de bateaux de pirates échoués dans la crique, des résidus qui remontent parfois au XVe siècle. Sa compagne l'emmène à Seaham en Angleterre. Des manufactures de verre y jetaient leur stock endommagé à la mer. Au matin, Lisa et Cheryl ramassent sur la plage les plus belles pièces. Pembroke Bryant a investi dans une lampe fluorescente en vue de dater chaque pièce. Rose orangé ? le verre date au moins des années 20. Jaune phosphorescent ? présence d'uranium, le verre est antérieur aux années trente. Les verres rouges et oranges sont d'une grande rareté. Sur plusieurs milliers de morceaux, Pembroke n'en compte que six de cette teinte. https://www.lapresse.ca/voyage/destinations/etats-unis/201808/23/01-5194037-des-plages-qui-scintillent-de-couleurs.php

#02 – 10/11

Le groupe longe la rivière. Autour c’est un pays plein de lacs et de villes thermales. La nuit est claire. C’est l’été. Je n’ai plus l’odeur. Je n’ai plus le bruit, ni la température de l’air. Le groupe silencieux, fantomatique, longe la rivière. Dans l’air, voltigent des nuées de lucioles.

La luciole émet de la lumière du fait d'une réaction chimique se produisant à l'extrémité de son abdomen. La luciférine (une protéine) et la luciférase (une enzyme)réagissent en présence d’oxygène. Les signaux lumineux respectent un code et une couleur spécifiques en vue de favoriser la rencontre entre partenaires. Dans certaines espèces, les mâles produisent en groupe un signal synchronisé afin d'être repérés par les femelles. Du fait de la pollution lumineuse et de l'omniprésence des pesticides, les lucioles tendent à disparaître. Le même phénomène tend à s'observer désormais dans les espèces les plus urbaines. Le réverbère urbain, photophorus gigantus, est également touché conduisant au basculement de rues entières dans l'obscurité. Des attroupements de réverbères sont parfois observés autour des places en vue de garantir le maintien d'un processus de reproduction de plus en plus aléatoire.

#01 – 09/11

Il y a un bruit de talons dans le passage. C’est juste sous ma fenêtre et ça marche. On entend bien le bruit des talons. C’est le bruit des talons contre le pavé. C’est très net. Et puis il n’y a plus le bruit des talons. C’est curieux, je n’ai pas entendu arriver les talons. Je ne les ai pas entendus repartir. Il n’y a personne dans le passage. Ça n’a pas de sens d’apparaître, de piétiner ainsi sous la fenêtre puis de disparaître. Mais c’est peut-être fréquent me dis-je aussi. Comment savoir ? Si les apparitions mettent des chaussons, elles peuvent apparaitre ainsi, piétiner et disparaître. Je ne le saurai pas. Après tout oui, c’est peut-être fréquent. Peut-être qu’ils sont très nombreux à piétiner ainsi, en chausson, sous ma fenêtre.

"Osez le silence avec Les silencieuses - Réelle marque de noblesse, et preuve de bon goût, le choix raffiné et affirmé de ce que nous portons à nos pieds reflète notre personnalité. Aussi chics qu’historiques, la Silencieuse était portée par nos Rois dans les plus prestigieux châteaux de France. C’est en s'inspirant de ces souliers de reines et de rois de France, que les ateliers EPINOUX font perdurer, non sans style, une tradition française du 18ème Siècle. Je suis heureux aujourd’hui de vous proposer de revêtir nos silencieuses et de faire, à votre tour, quelques pas dans l’histoire de France. Jean-Baptiste Epinoux - http://www.epinoux.com/a-propos/"

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

13 commentaires à propos de “carnets individuels | Marion T”

  1. Marion, on est à égalité, je ne comprends pas grand chose non plus. Il faut dire que je ne me souviens pas des consignes. J’aime beaucoup tes explications.

    • c’est pourtant simple… un bruit de talon sous la fenêtre sans arrivée, ni départ, cela renvoie à un fantôme, car ça a dû émerger sous la fenêtre, mais c’est complètement irrationnel pour un fantôme d’émerger et de piétiner puis de disparaître… mais peut-être que les fantômes sont irrationnels… peut-être qu’il y en a plein des comme ça, mais s’ils n’ont pas de talons, mais des chaussons, on ne le saura jamais car on ne les entend pas ! Rien ne me dit qu’il n’y a pas des hordes de fantômes en charentaises sous ma fenêtre. Mais ça ne me fait pas peur. Je n’arrive pas à trouver terrifiant un fantôme en charentaises. Bon et après, pour chaque passage, je prends un mot ou une sensation et j’en tire une association d’idées avec tout autre chose (pub pour chaussons / disparition des lucioles et des réverbères aussi assimilés à de gros insectes / article sur des fans de verre dépoli et définition du dictionnaire. Je fais comme ça dans mes carnets, j’ai des extraits d’anecdotes complètement bizarroïdes et des citations de publicités ou autre programmation bizarre, technique autrement appelée : « la fresque des histoires saugrenues ».

    • Merci Brigitte de cette lecture, j’ai enfin mis à jour après avoir séché l’exercice une grosse semaine.

    • Je suis juste super en retard, je ponds les textes dans le métro entre deux réunions. Je vais mettre à jour ce week-end !

  2. Merci pour la mise à jour 🙂
    Coup de coeur pour la note jolie, mais les autres notes (avec ou sans explications) valent le détour.
    Je reviendrai.

    • Merci, oui je me suis trouvée projetée d’un coup dans le point de vue d’un nourrisson et tout ce bazar de sensations égales pas complètement localisées qui frissonnent, tantôt joyeux, tantôt inquiet, musical et foutraque. J’avais commencé en faisant de chaque petit texte le déclencheur d’un à côté, mais je n’ai pas eu le temps de continuer. Mes carnets, quand je les tiens vraiment à jour ressemblent à ça, des citations, des extraits d’histoires absurdes puis des sensations que je n’ai pas la patience de décrire jusqu’au bout. J’ai trouvé notamment tout à fait formidable cet article sur les collectionneurs de verre poli qui parcourent le monde pour trouver des spots connus où l’on retrouve du verre cassé issu de bateaux pirates…