#Carnets_individuels / Michèle C.

#40 | instructions pour que continue le carnet

– Tout d’abord avoir toujours sur soi un carnet… et un stylo
– Ne pas attendre la terrasse ensoleillée pour noter | Écrire n’importe où, sur un banc, contre un coin de mur, sur ses genoux, contre soi | En marchant, à cloche-pied, sur un coude, affalé
– Pour ceux qui préfèrent donner de la voix, le portable fera l’affaire | Appuyer sur le bouton rouge R E C | REC, REC, REC
– Voler, ne pas hésiter à voler | Voler oreilles ouvertes | Voler une bribe, un échange, une image | Aller dans le métro, dans la forêt et voler
– Retravailler les notes | Pétrir la matière | Laisser reposer 1 heure, 1 journée, 1 mois, 1 année, une éternité
– Oublier les notes, les ratures | Chercher LA phrase | Se lasser des notes | Rien + Rien, ça fait pas grand-chose
– Aimer écrire rapido | Détester ça | Se dire qu’il faut tout garder | qu’il faut tout brûler
– Se dire qu’il faut en finir avec ces notes | Se dire qu’il faut vivre sans notes
– VIVRE !
et pourquoi pas écrire pour diffracter intensément le réel… sur un carnet, au dictaphone, sur l’ordi, etc. 

# 39…

#38 | stratégies du rêve

Toujours un sentiment diffus d’un loupé au petit matin. Pas de souvenir et sans bruit dans la journée, une impression se glisse dans le brouhaha du monde, lambeau de rêve, j’essaie de la saisir mais souvent elle m’échappe et j’attends sereinement la nuit pour reprendre mon rêve. Que je crois. Falaises terrestres, falaises aériennes, falaises sous-marines, la chute est inévitable mais jamais désagréable, elle m’indique clairement que je rentre ou que je suis déjà dans le rêve, que j’en ai poussé la porte en quelque sorte. Souvent, couloirs, étages, bâtiment tissent leur labyrinthe et moi j’erre sans fin ne trouvant ni l’endroit où je dois aller, ni la sortie. Après la chute, l’errance ! Et entre… les animaux, souvent des insectes, des humains que je connais ou pas, de l’eau, des torrents d’eau, et parfois, rarement, des (mes) dents qui tombent, mais là c’est très mauvais signe même si je n’y attache pas d’importance (ça porte malheur). En couleur ou en noir et blanc ? Je n’en sais rien. Est-ce que je me vois, pas spécialement, mais j’agis, sans âge défini même si je peux croiser la même personne à deux âges différents dans la même scène. Parfois, le rêve est si précis qu’il tend lui-même le stylo, alors je me prends par la main et j’obéis. Le résultat m’étonne toujours et m’habite si fort que j’y cherche encore et encore une signification. Instant troublant où j’entrevois un peu de la complexité des êtres et du monde.

37 | du par cœur

Muchos años después, frente al pelotón de fusilamiento, el coronel Aureliano Buendía había de recordar aquella tarde remota en que su padre le llevó a conocer el hielo. J’ai mis le pied à la fac accompagnée de la première phrase de Cent ans de solitude. Pirouette spatio-temporelle magistrale, cette phrase, tout comme moi, se jouait du temps. Je commençais tardivement des études d’Espagnol et cette construction grammaticale osée me collait à la peau. Conjuguer le futur au passé, c’était du grand art avec cette touche d’étrangeté qu’était la découverte de la glace, écho de ma propre surprise quand enfant, je la touchais du bout des doigts. Le réalisme magique m’ouvrait ses portes et je m’y engouffrais. 

36 | routines du lire écrire, et quoi faire de mieux

Il fut un temps où j’étais chasseuse d’anacoluthes. Aujourd’hui mes amis m’appellent encore pour me demander de relire (bien souvent) leur courrier officiel. Soirée d’hier à traquer la faute, l’incohérence. Et hop ! Au lit ! Crevée ! Non, avant de dormir, avancer le livre. Injonction de la bibliothèque. Il faut se presser. Je lis donc un ou deux chapitres (très courts heureusement) et ce matin, je remets ça. Il faut que je finisse à tout prix aujourd’hui, j’ai déjà dépassé de deux jours. Les enfants endormis, d’Anthony Passeron. L’arrière-pays niçois percuté par le sida. 273 pages où se croisent la vie dans le village au rythme de l’agonie de l’oncle du narrateur et la lutte de quelques chercheurs-médecins contre la maladie. Beau bouquin. Ecriture sobre et efficace. J’arrive vers 11h30 à le finir. Entre-temps, j’ai pris mon (mes) café, ai vaqué à mes ablutions, ai fait mon lit tout en écoutant Timber Timbre. Evidemment, j’ai été chercher mon portable, l’ai remis en route et j’ai baguenaudé de nouvelle en nouvelle. Comment ça va les amis. la famille. Comment va le monde. Égrener les titres rapidement. Cliquer sur ceux qui m’intéressent et balayer les autres d’un doigt rapide et indifférent. Déjeuner. Manque de temps. Atelier d’écriture. Le retour. Ça fait deux jours que je n’ai pu y participer. Pas de rattrapage possible. Pas de temps. Temps pluvieux. Gris, gris. Uniforme. Penser à la mort. Vite. Enfin lire la consigne. Déjà 36 ! A peine lue et déjà sur l’ordi. Une pile de livres me guette. J’ai décidé, récemment, de bouquiner de la philo. Deleuze. Foucault. Nietzsche. Vagues notions. Écriture pas si compliquée que ça. Avaler. Avaler. Piger un peu, beaucoup, pas du tout, à la folie. Reprendre un soupçon d’Érasme. Ça y est. Je le tiens mon grain de folie. Sortir sans smartphone à la rencontre de la pluie.

35 | la panne, l’embrouille

Pas bête ! Ils avaient choisi comme nom de restaurant Le nom m’échappe, façon de se faire un nom… facile à retenir.

#34 | ah ça ce serait une histoire pour…

« Interdit de mettre ses mains dans les poches ! Parce que je vends des gants ! » Ça serait bien le début d’une courte nouvelle où le froid saisirait les passants sur le marché, les poussant à marcher vite, le nez dans leur écharpe… Je sais qu’un de mes amis aurait saisi la phrase au bon pour en faire le début d’une rencontre entre le marchand de gants et lui-même. Une chaleureuse rencontre à n’en pas douter.

33 | faire le vide

C’est quoi écrire | prendre son carnet, se mettre à l’ordinateur | laisser son esprit baguenauder | marcher les yeux fermés | chercher le vide | en soi | dans le bordel de son bureau ou celui du monde | même la page blanche n’est jamais vide, elle bruisse de toutes les langues du monde, de tous les écrits du monde (P. Chamoiseau) et aussi de toutes les pensées de celui qui tente de laisser la phrase libre | comme un oiseau lyre.

32 | les morts sont parmi nous

Un carnet bleu à spirale, sur la couverture d’une écriture appliquée “Recettes”, petits carreaux, à chacune ses indications comme “facile, très bon, excellent”. Ton écriture sage répète certaines recettes comme le fameux biscuit, selon qu’il soit de Me A. ou de Me S. ou de la tante F., j’y lis tes amitiés, tes influences, tes rencontres comme sur une partition avec ou sans pommes, un petit verre de rhum, façon baba. Un “Bonne réussite” en guise de viatique pour l’éternité. 

#31 | de l’état du monde

Perdre sa vie en essayant de la gagner. La retraite sonnait mais à chaque fois qu’elle était à portée de main, elle s’éloignait. Jeu pervers des possédants, des maîtres du jeu. Idées simplistes, raisonnements fallacieux, qu’est-ce qu’ils n’inventeraient pas pour faire marner tant et plus les dos éreintés, mains déformées, jambes accidentées, souffle court, douleurs, douleurs jusqu’à ce que lâche le corps. Salauds de pauvres. 

#30 | fait divers, tout petit fait divers

Jeudi, les pompiers et la police sont intervenus à Caluire-et-Cuire. Une femme venait d’être violentée par son compagnon. Ce dernier lui avait assené plusieurs coups de poing au visage. Interpellé, le jeune homme était placé en garde à vue. Déjà connu des services de police, il venait de sortir de prison pour des infractions liées aux stupéfiants. Cela faisait seulement deux jours qu’il avait recouvré la liberté !

#29 | on n’aurait pas dû, voilà

t’aurais pas dû ton intuition t’avait alerté tu savais qu’il ne le fallait pas et pourtant tu l’as dit tu l’as répété tu t’es enferré comme si tu voulais t’enliser te couler tu en ajoutais au nom de quoi de LA vérité de ta vérité alors couche après couche tu continuais à t’asphyxier l’air manquait et l’ami s’effondrait

#28 | ruminé, rabâché, ressassé

faudra que je m’en souvienne… un torrent d’infos rugissent la pression est si forte qu’il est impossible de réfléchir impossible d’analyser quoi que ce soit impossible le tourbillon de la fausse urgence m’aspire vers le néant le néant de la pensée sans forces je ne raisonne plus je ne sais plus maintenant je me rejoue la scène comme j’aurais aimé garder mon calme comme j’aurais aimé peser le pour et le contre en toute lucidité il faudra que je m’en souvienne la prochaine fois

#27 | pas moi, mais mon double

Mais regarde-la danser au son de la musique à tue-tête tout en faisant son lit. Plus tard ce sera l’aspirateur et puis sortir pour poster une carte | elle se laissera convaincre par l’employé de prendre un carnet de timbres | rêve d’écriture, encore et toujours | messages écrits à la main | mots griffonnés sur son carnet | parfois sur l’ordi | bousculer la routine, la sienne et celle des autres | et la voilà qui pousse la porte de la bibliothèque municipale | sourires complices, je la rejoins. 

#26 | choses nettes, choses floues

Matin frémissant orangé | tombe le soleil d’hiver sur le fleuve | sol y sombra | harmonie des noirs, des rouges et des orange |piles du pont tête en bas | travaux de voirie fluo | soudain tombe un rideau de brouillard |  buée sur les lunettes |  fin de l’harmonie |  au loin les montagnes hissent leurs têtes au-dessus de la nappe. Trajet retour | soleil dans l’œil | plaques d’or sur l’eau | vapeur des cheminées de la ville |  nuage de langues à l’arrière du bus sur fond de radio | match coupe du monde. 

#25 | fragment du corps

Narines épatées – frémissantes – aspirent soupirent – senteurs épicées – papilles en émoi | gratouillis – poils barrages – microbes virus – bouchées | Inspirez, soufflez en alternance –  inspire narine droite – souffle narine gauche – les deux ensemble – piquant – éternuement séisme – larmoiement – émotions – narines embuées – coulées – larmes et morve mêlées – reniflantes – mouchées séchées – fermées dans le sanglot arrêté. 

#24 | salle d’attente

Moment suspendu. Tu regardes les chaises vides, d’autres ici ont attendu, maintenant c’est ton tour, tourner en rond dans cette sale attente, jeter un œil par la fenêtre, il n’y a pas de fenêtre, aux vieux magazines dépecés, fatigués par tant de mains trompant l’attente, l’œil vide, occupé à deviner ce qui se passe derrière la porte, soupirer et sentir le temps s’alourdir, les minutes se transformer en heures, montagnes que tu ne peux plus escalader. Dormir.

#23 | exercice avec dénombrement

Rivière, reflet grisaille du ciel, masse liquide indénombrable, s’y laisser couler et dans un sursaut, compter les éclairs orangés qui illuminent les berges, grands aulnes d’automne – 2, 4, 1, 2, 1, 5 – Une boule, puis une autre, deux nids secoués par le vent au sommet d’un peuplier, puis deux sur un autre arbre, puis cinq sur une même branche. Cocons raidis par le froid, brindilles figées dans leur courbe. Abandonnés.

#22 | on remet ça, mais avec un livre (à perdre)

Le choix du bouquin s’impose au lever, ce sera L’Éloge de la folie.  Je déambule dans le quartier à la recherche de quoi ? Je ne sais pas. Un endroit où le poser, la boîte à livres de la place ? Non, je recherche quelqu’un à qui l’offrir, mais le vent froid a balayé les lieux communs. Sous les marronniers, quelques bancs où se rencontrent habituellement les Chibanis, mais personne, alors je dépose L’Éloge sur le bois glacé en hommage à ceux qui ont eu des rêves plein la tête et le grain de folie pour venir travailler ici. 

#21 | faire bouger les choses

Tuer le temps entre deux trains, errer au Relay, y feuilleter livres, magazines sans envie d’achat. Entr’ouvrir une revue et basculer à l’époque de Vichy, même rhétorique, même haine exsudant de chaque article, bien sûr avec des variantes, on est au XXIe siècle ! Que faire ? Basculer la revue tête en bas.

#20 | la scène est muette (mais vaut son prix)

Une gare. Sous les panneaux, une scène d’adieu. Deux femmes, l’une vieille, l’autre jeune, face à face, se tiennent les mains, yeux dans les yeux, un sourire triste aux lèvres. L’annonce rompt l’instant. Elles s’embrassent, s’étreignent tant qu’elles peuvent. Les larmes commencent à rouler sur les joues ridées, dans un reniflement, une main plonge dans la poche du manteau usé et en tire deux billets bien pliés, vite glissés dans la poche du duffle-coat. A nouveau, l’étreinte, les baisers mouillés et, ultime annonce, le départ. Sans se retourner, têtes baissées, larmes silencieuses, mains au fond des poches.

#19 | Transaction

« Bonjour madame ! » me lance le clodo installé pas loin d’Intermarché et, exceptionnellement, il se lève sa bière à la main et me parle… en espagnol. Surprise, je l’écoute et lui réponds dans la même langue, il m’accompagne un bout de chemin, je lui demande d’où il vient, « Polonia » dit-il avec une moue de dégoût. Une question me brûle les lèvres et comme on se tutoie (normal en espagnol), j’ose un  « où t’as appris l’espagnol ? » Avec un large sourire, « en la cárcel ! » (en prison !), on se quitte, ravis de cet échange dans la langue de Cervantes. 

#18 | recopier c’est facile

Une jeune créature au teint jaune, en petite robe blanche. Les cheveux brillantinés. La peau comme une lune d’automne. Une jeune mulâtresse dorée comme un fruit mûr avec sa robe blanche qui lui vient aux genoux. Des jambes nues, douces et potelées, aux tons de lune. Pieds nus.
« Dis-donc, Besty, missé Clarence, ’lest d’ retour. »
« Pour sû’, Claren…, missié Clarence ! M’man, donne-lui à boire. »

Une découverte, un livre coincé entre deux autres connus et lui, seul, pages en paquets de huit (deux grandes feuilles pliées en quatre et cousues par leur milieu). Personne n’a osé les séparer ou n’a eu la curiosité de les lire. Livre de 12 x 18,8 x 2 cm à la couverture de papier jaunâtre. La typographie du titre joue élégamment entre les majuscules noires en français et les cursives rouges du titre original. Une petite étoile noire attachée à un “m” désigne la maison d’édition. Au dos, la liste des dernières parutions et celles sous presse et en tout en bas, en petit, Prix : 135 Fr. 

#17 | petits embellissements bienvenus

Poser les nuages dans les avenues, les parcs, les côtoyer quotidiennement, s’asseoir dedans, s’y cacher, composer des poèmes, des chansons, rêver… mais aussi les goûter les savourer comme de délicieuses glaces au vent  | Installer sur le fleuve de légers tapis de mousse et marcher sur l’eau, enjamber ainsi les rivières, délaisser ponts et passerelles, saluer les hérons, rigoler avec les canards et laisser le déséquilibre créer l’inattendu, la magie de rencontres aquatiques. 

#16 | il fait froid, couvrons-nous

Mèche rose sur le front, pieds nus dans de solides chaussures de cuir, casque rouge de cycliste à la main | Tout de noir vêtue, seul l’orange de son caddie la suit | Gros pull camionneur sous une parka grise et une casquette rouge à large visière | Sneakers noires, legging Odlo noir rehaussé d’un sweet à capuche jaune à trois bandes | Trois-quarts en fausse fourrure noire ouvert sur un décolleté découvert au gré des allées et venues d’une énorme écharpe en laine ardoise et bleu pastel à grands carreaux |

#15 | cut up moi ça

« J’ai pas peur de la nuit », clame une fillette de pas tout à fait 4 ans (cri de rébellion précoce) | Il est déviant – hein ? – oui, il est d’Évian – ah ! de la ville d’Évian | C’est de la médecine douce… mais à chaque fois, il me défonce l’épaule – L’épaule c’est chiant ! | on s’est quitté mais on est resté amis, je me sens libre maintenant, j’ai du temps à moi, je lis, je lis – Ah ! tu lis !

« J’ai pas peur de la nuit », clame une fillette de pas tout à fait 4 ans. La nuit est tombée, 18h30 et la gamine ne veut pas « déjà » rentrer. Cette affirmation – étonnante de la part d’une toute-petite – vient percuter la lecture du matin d’un article d’une chercheuse sur l’espace public genré dans la ville. J’y vois, au-delà des histoires de loups et de monstres souvent associés à la nuit, un cri de révolte face à l’injonction faite aux filles et aux femmes de ne pas sortir la nuit… sans chaperon. Un cri de rébellion précoce !

#14 | rien qu’une seconde

Une seconde d’inattention, une trottinette trop rapide me frôle au moment précis où je vais poser le pied sur la chaussée. Stoppé le pas qui allait enjamber le zébrage, tétanisé par la peur qui accélère cœur et artères. Souffle frais de la mort.

#13 | arrêter le monde

Avenue Jean-Jaurès, 18 h, flot de voitures dévalant la chaussée | Feu rouge | masse compacte gris noir à l’arrêt | Seul, un skate surfe sur le bitume mouillé dessinant des arabesques, évitant les moteurs de la perpendiculaire, dans une chorégraphie acrobatique | 54 secondes |  le feu passe au vert.

#12 | la grisaille, les dessous

Grisaille, gris, griffonne la main sur le papier en roue libre, le cerveau lui flotte, pluie froide, mon cœur au diapason du temps fait ses gammes pour qu’enfin le mouvement inlassable de la main entraîne la pensée et dans cette spirale naisse le texte attendu.

#11 | c’est dimanche

Quel âge je devais avoir ? 13, 14 ? Peut-être moins, peut-être plus ? Ce dont je me souviens, c’est du bouquin que je lisais et qui m’accaparait totalement, j’étais Raskolnikov, un point c’est tout. Je vibrais à chaque page, je transpirais malgré le froid, j’errais dans la ville son vieil imper sur le dos… pourtant, je n’étais qu’une adolescente amoureuse du héros de Crime et châtiment, dont la compagnie m’aidait à puiser le ferment de ma révolte contre le monde des adultes. MC.

#10 | Pendant que…

Pendant que je rêve, le réel me pique | Pendant que le juge prononce la sentence, il pense au suicide | Pendant que l’eau bout dans la casserole, la vapeur fabrique des visages | Pendant que le fleuve gonfle, la sirène hurle | Pendant que les enfants jouent à la guerre, les adultes s’entretuent | Pendant que l’on scie l’arbre, au loin des gémissements | Pendant que des ouvriers meurent sur les chantiers, d’autres s’enthousiasment pour un but marqué | Tandis que la mer se retire, il décide de mettre les voiles | 

#09 | ne pas s’attarder sur

Ne pas s’attarder sur les propos racistes vomis du caniveau en flots visqueux | ne pas écouter la haine éructée par les imbéciles heureux qui sont nés quelque part | ne pas s’attarder sur les infos des radios et chaînes de télé qui déblatèrent sur les exilés | ne pas s’attarder sur la mer déchaînée qui noie les corps de ceux qui fuient | ne pas s’attarder sur la désespérance et trouver la force de lutter.

Ne t’attarde pas sur le vomi qui sort du caniveau en flots visqueux de propos racistes | surtout ne t’attarde pas sur la main qui se glisse dans la poche du voisin en te lançant un regard de menace | ne pas s’attarder sur la gifle donnée à l’enfant par la mère à bout de nerfs dans le supermarché | ne pas s’attarder sur la scène du film où l’héroïne se retrouve enfermée chez le psychopathe | fermer les yeux et se boucher les oreilles |

#08 | les noms c’est du propre

Baraqueville Carcenac Peyrales Luc-Primaube Maréchal Joffre Le Broussy Fenaille Pierre Soulages Denys-Puech Emma Calve Yves Thuriès Roux Max Capdebarthes Salveing Adrien Rozier Paul Fraysse Maurel Cambon Béteille Portal Ali Baba Cabrières Conort Gaël Trottet Gillet Lorca Madeleine Naucelle Tanus Dominique Amouroux

#07 | chaque visage un trait

Quand elle remonte la manche dans un flot de paroles pour expliquer pourquoi elle a décidé de changer de boulot, le tatouage d’une phrase sur son avant-bras | Caresse de la main sur sa longue barbe poivre et sel rythme la musique de chacune de ses phrases | Tout en rondeurs, elle s’active pour servir les clients pommettes hautes et sourire complice quand elle parle de ses gâteaux riches et ventrus |

#06 Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que…

Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que ses jambes aux veines bleutées, aux genoux gonflés d’avoir trop poncé les parquets, aux cicatrices pourpres, étaient les mêmes que celles de son père. Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que le bois battait en silence au creux des jambes du père et du fils.

#05 | ciel du lundi

Couverture nuageuse
Édredon de doutes
Lourd
Trouée guettée
bleu délavé
L’œil cherche la bouche ouverte
dans les cieux gris moutonneux
Bouche pincée
Au loin une rangée de dents blanches
rigole
Éclaircie

#04 | phrase de réveil

Je me tourne sur le côté gauche, je sais que c’est par là que viennent les rêves féconds du petit matin. Mais rien ! si ce n’est un mot, ou plutôt un nom, incontournable, NASSER en lettres majuscules noires. Je voudrais le chasser, faire de la place, rien… Nuit vide de rêves ? Pâle résurgence de la COP 27 ? Et toujours la voix chaude et rauque de Rachid Taha qui m’accompagne au réveil, chaque matin depuis une semaine… Dans la joie et la douleurDouce France

#03 | il aurait fallu

Une femme que je ne connais pas me sourit du trottoir d’en face. Comme un miroir qu’elle me tend, je me regarde, je la regarde, je pourrais traverser la rue, parler avec elle, certaine d’avoir mille points communs, peut-être même m’en faire une amie, mais je continue souriant sur mon trottoir, savourant le baume léger gonflé de futurs sur mes lèvres.

#02/40 | SI LOIN SI LOIN

Je suis en pleine conversation avec une amie. Soudain, alors qu’elle parle, un visage surgit, à peine aperçu et déjà enfui ; intuitivement, je sais qu’il vient du rêve de la nuit précédente. Image volatile furtive que je ne peux ni fixer, ni reconnaître, je voudrait la retenir, mais j’ai beau m’y accrocher, elle me file entre les doigts. Vivement la nuit prochaine…

#01/40 | DE L’IMPRÉVU

Je l’attendais vieilli, presque impotent et le voilà grossi mais encore alerte, la moustache à peine blanchie et le même regard triste. C’est l’été et il porte pantacourt et sandales, ses mollets nus sont parcheminés de veines bleutées et parfois quelques petits vaisseaux pourpres éclatés marbrent ses jambes de fragilité, mais le tout tient.

27 commentaires à propos de “#Carnets_individuels / Michèle C.”

    • Merci Brigitte d’avoir poussé la porte… vers quoi ? J’en saurai peut-être plus cette nuit 

  1. me retrouve avec Crime et Châtiment lu adolescente mais comme j’ai tué en lisant et que c’était abominable n’ai jamais pu le relire.
    pour l’écriture à partir de la grisaille c’est ce que disait Bernard Dudoignon pendant le zoom il me semble

    • Merci Brigitte pour vos messages. Je commence à en prendre l’habitude et ça me plaît. Moi non plus, je n’ai pas relu Crime et Châtiment mais je garde toujours cette identification profonde au héros comme une révélation de ce qu’est la littérature. J’ai découvert que François Bon avait lu dans le cadre des 30 minutes le début de « notre » livre et ça m’a donné envie de le relire. Enfin !
      Quant au Zoom de ce soir, je n’ai pu y assister et je regarderai le replay sur l’écriture… bien entendu !

  2. Découverte d’un style et d’images qui parlent. Il se dégage de ce carnet une atmosphère que je ne parviens pas à décrire – mais je l’aurai, un jour, je l’aurai.
    Sincère merci.

  3. « Poser les nuages dans les avenues, les parcs » s’asseoir et plaisir de vous lire Michèle.

  4. Je pensais très fort au nez mais je ne voulais pas le faire à cause de Cyrano et de tant d’autres qui parlent si bien de lui et aussi à cause de toutes les expressions populaires que j’ai dans le nez…
    Alors les narines m’ont paru épatantes !

  5. Miroir inversé sur l’eau du fleuve et le nuage de langues dans le bus j’aime l’image

  6. J’aime beaucoup ces instructions du carnet qui tiennent un peu livre de recettes et beaucoup des hésitations à savoir qu’en faire. Merci pour ce bon moment.