celles qui

Celle qui, née de père inconnu, en subit la honte toute sa vie. Celle qui ne savait d’où elle venait, elle venait de nulle part. Celle qui était percheuse, ses mains rongées par l’eau des bassins de l’usine de textiles. Celle qui était lavandière, installée jupe retroussée dans un tonneau trapu flottant sur l’eau paisible du canal, battant le linge des autres. Celle qui, ancienne couturière, découpait les tissus de la maison en minuscules confettis. Celle qui, mercière, fabriquait des boutons recouverts de tissu avec une drôle de machine. Celle qui pour aller aux champs, mettait capeline de paille et gants au crochet pour protéger sa beauté. Celle qui, journalière, travaillait comme une bête de somme et qui, en six années, donna le jour à six enfants et mourut à la naissance de sa dernière fille. Celle dont je ne sais pas grand chose, pour ne pas dire rien. Celle qui ne savait pas lire et le cachait. Celle de la photo, au sourire glacé, un camé fermant son col de dentelle. Celle au sourire éclatant qui préparait de merveilleuses îles flottantes. Celle qui connaissait le nom de toutes les fleurs de la montagne. Celle qui, au coin du feu, raccommodait les chaussettes de toute la maisonnée. Celle qui nageait vers l’horizon dans son désir de l’ailleurs. Celle qui aguichait les hommes du village. Celle qui gardait dans une boite les cartes postales que lui envoyait son mari prisonnier des tranchées de la grande guerre. Celle qui s’appelait Zulma et que la famille de son mari rebaptisa Jeanne. Celle qui quitta son village alsacien refusant de devenir allemande. Celle qui posa sa tête sur le rail de la voie ferrée et fut décapitée. Celle qui, chaque matin, saluait le Facteur Cheval faisant sa tournée. Celle qui, chaque matin, suivait la messe et priait Dieu pour les siens. Celle qui, chaque matin, descendait à pied de sa banlieue vers le centre-ville pour économiser un ticket de tram. Celle qui buvait en cachette. Celle qui, avec ses trois jeunes enfants, s’enfuit de Reims pilonné par les bombes allemandes. Celle qui fut reconnue par sa mère à l’âge de douze ans. Celle qui, avant de se donner la mort, écrivit un message à ses enfants : n’oubliez pas de donner à manger au chat. Celle qui accompagnait les malades en pèlerinage à Lourdes. Celle qui refusa la demande en mariage d’un jeune homme parce qu’il était pauvre – il devint un puissant homme d’affaires – riche. Celle qui s’enfuit de son île de Lesbos et refusa de raconter son histoire à ses enfants. Celle-là, de sa fenêtre, admirait la mer en pensant sans doute à son pays perdu. Celle qui écrivait à son amoureux des lettres à l’encre violette d’une belle écriture ronde et appliquée. Celle qui battait son mari en hurlant : au secours, au secours. Celle qui grommelait : sales boches, sales youpins. Celle qui lisait La Vie des Saints. Celle qui ne croyait ni à dieu, ni à diable. Celle qui toute sa vie se nourrit d’hosties et qui se battait avec le diable chaque vendredi. Celle qui fut amoureuse d’un G.I. noir américain – il retourna au pays sans elle. Celle, aux yeux trop maquillés, aux lèvres trop rouges, aux cheveux trop noirs, aux ongles trop pointus ; les enfants criaient, criaient : la sorcière. Celle qui aima son homme d’un amour fou, elle l’appelait : mon grand loup. Celle qui toujours chantait, elle s’appelait Fink, elle s’appelait : pinson.

Vivantes en moi, ces femmes qui ne sont plus et qui m’ont permis de vivre, de me construire. Elles m’ont entraînée dans la ronde de la vie et je les en remercie.

Et si nous regardions la vie Par les interstices de la mort

Jules Supervielle

3 commentaires à propos de “celles qui”

  1. Ces femmes prennent vraiment vie. Le rythme emporte puis tout d’un coup se fige tant certaines images qui prennent aux tripes tant elles touchent.

  2. Ces femmes prennent vraiment vie. Le rythme emporte puis tout d’un coup se fige tant certaines images prennent aux tripes et touchent.

  3. merci de votre commentaire. écrivant rapidement j’ai compris combien toutes ces femmes vivaient en moi. Certaines, nous les avons rencontrées, mon frère et moi, lorsque, il y a une dizaine d’années, nous avons ensemble entrepris des recherches généalogiques pour tenter de lever les secrets de famille.