CHEMISE DE NUIT

  1. Flasque et défraîchie, distendue, distordue, imprimé noir délavé sur du tissu lâche et pâle, une odeur fleurie imprégnée, sueur douce et acidulée, une odeur derrière l’odeur, un socle connu et arpenté qui convoque, courte trop courte qui remonte, par hasard là trouvée, cachée au fond de l’armoire et découverte, intruse de mes nuits qui s’invite, à peine un œil en passant du coin de la bouche, résister pour ne pas y plonger le nez et replonger, s’étonner que l’odeur persiste même derrière la lavande et le cade, fine toute fine à transpirer la transparence, l’effacement progressif de la chair, couleur chair, oui, c’est ça la couleur : de la chair qui s’efface et annonce la couleur, empreinte à l’envers, contours d’une plus qu’ombre maintenant, spectre blanchi plié, dissimulé aux fins fonds, usée, fatiguée, tellement qu’elle disparaît, mouvements de la chemise sur corps en gestes infimes , remontée malgré elle sous les aisselles par le frottement du drap sur le coton trop fragile, tirer vers le plus bas sans déchirer la toile.
  2. Flasque (presque une flaque) et défraîchie, distendue, distordue, un linceul, un ectoplasme, un fantôme, imprimé noir délavé sur du tissu lâche et pâle, consistance où ça ?, une odeur fleurie imprégnée, sueur douce et acidulée, une odeur derrière l’odeur, un socle connu et arpenté qui convoque, bascule en arrière, courte trop courte qui remonte, jambes comme des bâtonnets d’esquimaux dévoilées, blafardes et frêles, un vague chiffon, rien à faire dans mes affaires cette chemise de nuit par hasard là trouvée, cachée au fond de l’armoire et découverte,  intruse de mes nuits qui s’invite, à peine un œil en passant du coin de la bouche, résister pour ne pas y plonger le nez et replonger, ne pas savoir pourquoi autant besoin de, pas si… quand même !, s’étonner que l’odeur persiste même derrière la lavande et le cade, fine toute fine à transpirer la transparence, l’effacement progressif de la chair, couleur chair, oui, c’est ça la couleur : de la chair qui s’efface et annonce la couleur, empreinte à l’envers, contours d’une plus qu’ombre maintenant, spectre blanchi plié, dissimulé aux fins fonds, usée, fatiguée, tellement qu’elle disparaît, mouvements de la chemise sur (son) corps en gestes infimes , remontée malgré elle sous les aisselles par le frottement du drap sur le coton trop fragile, tirer vers le plus bas sans déchirer la toile, garder secrète cette nudité décharnée. Ou alors  Sortir de la nuit. Chemise = chemise en carton, rabats, de couleurs criardes pétantes et joyeuses, enfermer la paperasse (suite logique après le reste), trier, ranger, classer, mettre de l’ordre, dans l’armoire thème après thème, couches après couches, les unes sur les autres, entassement du rigide, densification, lasagnes, montagnes de papiers sages et inertes, domptés. Besoin que la chemise de nuit se travestisse en jours, en vie qui reste, en couleurs qui reviennent exultent et triomphent, besoin de mettre en cases, en tas, en pile, refermer l’armoire, l’oublier au fond. Enfermer la chemise de nuit dans la chemise en carton et en conserver l’odeur.  Inspiration-souvenir. Retenir sa respiration, fermer les yeux, retenir encore l’image. Expiration du parfum dans un souffle de brume souple et diaphane, fragile et vacillante, blanche si blanche dans mes nuits.
  3.  Ne pas pouvoir nommer, tourner autour : n’écrire ni la chemise de nuit, ni la mère, reconstruire simplement. Ce qui est moche aussi. Ce qui est cru et qu’on ne peut plus regarder en face, les anecdotes de chairs flasques, l’effacement progressif, l’étirement des plaintes et des jours fades, la distorsion des gestes, l’absorption des affronts qui creusent et ravinent à l’intérieur, un avant-goût de l’absence, passage du solide au gazeux invisible et qui prend tant de place. Et puis l’odeur qui reste envers et contre tout. Elle vient après l’image de ce fantôme qui a fini de s’éteindre, elle tire loin en arrière sur quelques sourires, elle convoque l’enfance. Je me laisse surprendre par la chair qui s’invite. Partie trop vite dans le sensuel, jamais concrète, ni concise. L’objet tout seul ne compte pas, seul m’importe ce qu’il m’apporte. Cette chemise de nuit, finalement, je pourrais tout aussi bien la remplacer par… par quoi d’autre, d’ailleurs à part mes propres souvenirs ? Alors, elle contient tout ce qu’il me reste, tout ce que je reconstruis patiemment, sautant d’un point de vue à un autre, ne trouvant jamais définitivement celui qui clôturera l’histoire, pas fini d’explorer les fibres et envie pourtant d’en sortir, tentation d’enfermer tout ça dans des boites aux étiquettes bien proprettes, aux contenus définitifs… un autre paire de manches, que cette chemise-là…
  4. Besoin de fuir les images, je me suis éjectée de l’écriture où plutôt elle m’éjecte de là. Vidée et flasque l’envie d’écrire, comme une érection qui retombe face au manque de sensualité de cette chemise de nuit pourtant si pleine de sens tous plus vertigineux les uns que les autres. Mais plus rien. La panne. A quoi bon tout ça ? Être une écrivaine, quelle blague ! Des écrits vains à peine, perdus dans la masse. Des jours et des jours sans  l’écriture. Marre de geindre en cachette, planquée derrière les mots en enfilade. Peur d’avoir brûlé étapes et cartouches à force de tordre les secrets du tissu entre mes doigts qui savent par avance où ça va me mener. Ils trahissent ma tête, ils empêchent les mots de couler librement. Pauvre et vide. Plus rien qui sort de l’essorage, à part la rage. Aucun essor. Y retourner pourtant.
  5. De ce bout d’étoffe diaphane, jaillissent en fragments lumineux les souvenirs et les douleurs. Un fil tiré comme un passage entre l’absence et ce demain qui tarde si fort à grandir. Il fait trop nuit et les odeurs.

A propos de Stéphanie Rieu

J'ai 44 ans et à ma grande stupéfaction, je vis en Lozère depuis maintenant quinze ans. J'ai souvent pris des trains en marche pour le plaisir de l'aventure ce qui m'a permis de pratiquer différents métiers tout aussi passionnants les uns que les autres et toujours en lien avec l'humain. Il y a quelques années, je me suis formée à la biographie familiale avant de réaliser que c'était sur ma propre matière que j'avais envie de travailler. J'ai donc intégré "Les Ateliers du Déluge", où, avec d'autres compagnes d'écriture, nous formons un ensemble insolite, disparate, joyeux et déluré, ne reculant devant aucun défi, ni prise de risque (y compris celui de s'inscrire sur les ateliers en ligne du Tiers-Livre !). Aujourd'hui, j'essaie de prêter une oreille attentive à ce qui m'anime : écrire, cuisiner, lire, accueillir, jardiner afin d'oser aller à ma rencontre. Malgré les efforts incessants que je déploie pour essayer de réfléchir sérieusement à mon avenir, je ne sais toujours pas ce que je voudrais faire quand je serai grande.

5 commentaires à propos de “CHEMISE DE NUIT”

  1. J’ai failli manquer celui-ci ! Trouvé alors que je cherche tout autre chose, comme quoi… Quel beau texte, quelle belle inspiration que cette chemise de nuit… Et ton écriture !

  2. Chemise de nuit comme un doudou un chonchon un grigri… et l’écriture qui jaillit. Merci aussi à celles qui ont balisé ce texte.