clair obscur feu naître

Voir. Nous n’en finirons jamais d’écarquiller les yeux, pour voir. Mais c’est comme s’il y avait deux désirs de voir dans le regard, un pour la nuit, un pour le jour, un pour le dedans le plus profond de nos viscères, un pour le dehors, l’air, l’azur, l’infinité du monde qui tourne sans nous et pourtant si près de nous. 
Annie Leclerc, Clé, p.64

le clair-obscur au travers du carreau parce que c’est nuit qui tombe vite l’hiver déjà à 18h c’est noir et c’est l’éclairage dans le préau qui délimite le trajet des élèves pour l’heure dans leurs chambres pour l’heure en étude obligatoire tandis que de l’autre côté du carreau et de la cour il y a la cabine téléphonique cube clair à la porte un peu lourde à pousser avec sa fente où mettre la carte bancaire puis taper les quatre chiffres de l’autorisation de débit puis les douze chiffres pour traverser l’océan et les cinq heures de décalage horaire et entrer dans la voix chaude et qui étire le lo en raccourcissant le a de allo en réponse au sien très court ramassé interrogatif qui vient après le courant tremblé des sonneries là-bas et des longs bips étirés qui ne ressemblent en rien à une sonnerie depuis le préau dans l’hiver dans l’odeur froide des cigarettes et des mégots balayée par la flamme du briquet pour susciter le chaud du tabac qui se consume elle pense en regardant à travers la cour que tout à l’heure oui et que pour l’instant faire l’appel, surveiller maitresse d’internat pour continuer et finir ce mémoire et puis s’en aller bientôt quitter le triste carré de la cour le long rectangle du couloir les grilles et les portes les clés toute cette panoplie de l’autorisé et de l’interdit et sortir tard dans la nuit pour téléphoner ce n’est pas tout à fait pas permis mais pas non plus tout à fait permis car elle est sa maîtresse à un point qu’elle n’imagine pas l’angle mort retient l’autre femme gommée tenue au secret dans son placard à lui dont la voix vient percer son tympan tandis qu’elle s’est arrêtée pour répondre au bout du couloir dans une matinée d’été une fenêtre au nord sur le très vert de l’herbe et des rangées d’arbres et sa voix qui dit que toujours elle a été là la voix qui fait voir ce qu’elle n’avait pas vu interloquée tant de temps a passé pourquoi l’autre femme vient ainsi taper au carreau le préau est bien loin et l’océan à traverser aussi dans la salle à cinq mètre il y a le groupe qui papote encore en prenant un café ou un thé mais il ne faudrait pas tarder c’est dimanche où écrire atelier sérieux et concentration avant de se lancer dans la proposition du jour ça pourrait être les Fenêtres de Novalis et le désordre et la bibliothèque de cet écrivain analyste qui rappelle d’un coup Les lieux d’une ruse de Perec et son plafond pas de fenêtre ici et tandis que ça tourbillonne elle insiste cette voix qui dit qu’elle va rentrer dans les ordres et qu’elle veut faire preuve d’honnêteté et pour abréger et aller animer l’atelier et quitter la fenêtre au nord elle dit d’accord merci et raccroche pour entrer tremblante  un peu le même tremblement où le sens vacille quand elle sortait du cabinet du spécialiste et qu’en attendant l’ascenseur elle regardait dans la cour intérieur à travers la fenêtre de verre sur le palier tout est en verre par grands pans vitrés et modernes vers l’intérieur du bâtiment vers l’ombre qui monte du sol tremblante avec ses mots sur le bout de la langue sur ce qu’elle pensait avoir dit sans comprendre ces mots qui sortaient les uns derrière les autres avec leur propre urgence et nécessité comme si elle était spectatrice à travers une fenêtre d’une langue inaudible qui disait un essentiel et c’est en tremblant qu’elle voudrait se souvenir et que la mémoire de la demi-heure écoulée s’évapore comme le souvenir du rêve disparait à peine les yeux ouverts comme si voir et dire ne pouvait exister dans le même espace ou alors réunit un pan clair et un pan obscur à la croisée du carreau où sous la lumière de la lune elle se souvient Ô comme elle se souvient de ce miracle blanc tombant du noir du ciel sur le blanc de la terre les neiges de l’enfance dans ce pays froid la taille des flocons comme de la ouate un paquet ouvert et renversé-secoué là-haut qui faisait danser lentement et infiniment la nuit de leur chute alanguie vers le sol et levant la tête dans l’interstice des volets un peu repoussés le haut du corps refroidissant lentement aussi avec précision elle goûtait le miracle d’être de toute la maison du haut de ses cinq ans la seule et la première à savoir que la première neige était arrivée

A propos de #pomme

Dans la dite « vraie vie », #pomme a pratiqué : des chronique web, de la médiation de rencontres littéraires a longtemps animé des ateliers d’écriture, le fait encore parfois dans d’autres vies elle a été lectrice en maison d’édition, pigiste, « rewritingueuse », coordinatrice d’évènements littéraires ou culturels, a même bossé dans la com’ elle intervient de plus en plus dans l’enseignement dit supérieur, pour accompagner la pratique de l’écriture et/ou la lecture de textes littéraires

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