Cartes postales de chez soi

Derrière les vitres de son bureau les arbres du voisin d’en face tremblent en un frisson paysager ils ont une vie qu’elle méconnaît des racines des branches basses un sommet les feuilles bouchent la vue et l’hiver assise à la même place elle découvre l’existence des toits sa maison est bâtie en surplomb de la ville elle se dit Je ne vois que des tranches arborées elle compte de la gauche à la droite du mur qui les contient trois fenêtres deux vitres pour chacune plutôt longues et étroites six découpages d’arbres quatre morceaux de cyprès dans leur hauteur médiane tige centrale fine deux tronçons denses d’un marronnier bref le monde est vert quand elle le regarde sans trop y prêter attention qu’elle lève la tête de son clavier et qu’elle prend juste le temps de penser Et si c’était un décor une photographie ce que je distingue des feuilles et des branches n’a aucune présence aplat vert et bois sombre des ensembles tranchés sur des vitres cartes postales le frisson la rassure ils sont réels ils partagent le même monde qu’elle il rappelle à sa mémoire la branche du néflier qui s’infiltrait par la fenêtre  six carreaux pour venir la surprendre dans ses siestes d’enfant elle en faisait des rêves de ce plongeon de branche à l’intérieur de la chambre assombrie par la profondeur des verts feuilles larges et dures trois fois plus grandes que sa main de petite fille bonne taille cependant pour cueillir les fruits qui venaient jusqu’à elle peau douce chair moelleuse et juteuse abritant les deux ou trois noyaux marron très brun glacé stupéfiante beauté des noyaux reflétant la lumière noyaux qu’elle déshabillait de leur pellicule couleur du fruit jaune orangé et voilà qu’elle fait le saut d’une image à l’autre du noyau enrobé protégé à son père naissant dans une chemise c’est ainsi que sa grand-mère nommait le parchemin plié dans une minuscule poche une épingle à nourrice la tenait fixée à hauteur du cœur du bébé sur la percale fine ajourée de la liquette qu’il portait et qu’elle pense à la vie de son père se demande ne voit pas à quel moment cette amulette lui aurait porté chance mais c’est sans aucune importance elle n’ignore pas qu’enfant cette histoire de bébé né coiffé c’est ainsi aussi qu’on disait lui semblait merveilleuse elle clique Coiffe et Wiki lui répond Poche qui contient le liquide amniotique la colère la saisit Je suis bien imprudente de vouloir mettre des mots sur la magie elle refuse de renoncer aux prodiges Une part de moi se détacherait comme un fruit mûr une nèfle blette Si c’est ainsi autant fermer la fenêtre elle invoque les cieux Que les vitres deviennent cartes postales et plus prosaïque il vaudrait mieux baisser le rideau elle songe au soupirail fenêtre inatteignable qui donnait sur les toits et le ciel soupirail d’une chambre d’enfant dont le mur avait été percé en hauteur pour qu’elle devienne une pièce habitable elle imagine que le vieux logement les portes dataient du XVIIème avait été restructuré une seconde chambre était utile elle se rappelle l’étroitesse du couloir qui y menait l’endroit toujours sombre la vitre unique qu’on ouvrait en faisant glisser une poignée en fer sur un rail le battant tombait plutôt brutalement en s’ouvrant un seul carreau sur le ciel et les toits le soleil qui visait la trouée quelques minutes par jour en un mince rai paisible le plafond haut la pièce de belle taille mais les enfants ne s’y trompaient pas ils n’y jouaient pas ils y chuchotaient comme à l’intérieur d’un cagibi noir dans lequel on se cache grand jour et volée de moineaux ignoraient franchement l’existence du soupirail fenêtre inatteignable vitre carte postale qui faisait barrage elle se remémore les siens qui déménagent peut-être pour trouver la lumière qu’ils méritaient et juste en face l’ancienne prison avocate elle y était entrée fenêtres à barreaux enchâssés dans le mur extérieur à se demander qui étaient au cachot ceux du dedans ou bien ceux du dehors et la voilà qui cherche clique Barreau cite Wiki à nouveau Le nom de Barreau vient d’une barre de fer ou d’une barrière en bois qui séparait le lieu où se tenaient les plaideurs de celui qui était réservé aux juges et c’était à cette barrière que se plaçaient ceux-ci pour recevoir les mémoires et les requêtes qu’on avait à leur présenter qui se dit Depuis ce temps-là 1600 et quelques pour qui se tient d’un côté ou de l’autre du barreau il n’y a pas d’amalgame et pas de confusion  le barreau empêche le passage d’un monde à l’autre les mêmes pourtant elle en est convaincue et bien qu’un seul barreau suffise on en fixe une rangée pour une simple fenêtre qui rêve Une nuit une seule branche intrusive frissonnante les effacera tous se surprend à laisser sa fenêtre grande ouverte histoire d’espérance retourne dans son passé y retrouve les images de la nouvelle maison les arbres sur le boulevard le bruit des freins des bus des voitures au feu rouge bruit qui monte à l’étage bien plus présent que les platanes l’été ce n’est qu’entre les branches qu’elle observe distraitement les allées et les venues des gens de la maison d’en face jaune large et haute imposante les arbres des deux côtés du boulevard brouillent la vue l’intimité se donne à partir de l’automne elle est très occupée toujours à son bureau assise elle se croit enchaînée et la maison jaune belle lui paraît une aire de liberté elle envie les arrivées les départs les entrées les sorties la porte qui claque sur la rue la musique et les voix par les fenêtres ouvertes elle ne voit pas n’imagine pas qu’en face on la trouve bien bruyante bien vivante sa belle maison à elle plus petite plus cosy plus agréable à habiter peut-être elle se dit qu’à chaque nouvelle demeure elle déménage elle déménage des arbres bouchent son horizon façon carte postale qu’elle tombe sur le vert sans lui courir après là où elle décide de loger elle repense à l’enfance au jardin dans lequel le néflier poussait à la terrasse qu’il traversait de ses branches laisse surgir de sa mémoire le spectacle la chute du ciel dans la mer qui n’était qu’une trouée dans le vert des arbres alentour la vaste ouverture d’un minuscule hublot d’avion le monde en sa courbure quand elle quitte sa terre bleue c’est le ciel vu d’en haut qui le proclame se souvient quand elle atterrit que ce n’est pas la mer le bleu qu’elle recherche mais l’arbre le vert feuille de l’arbre.

3 commentaires à propos de “Cartes postales de chez soi”

  1. J’ai le sentiment (personnel et peut être erroné) à la lecture de votre texte que finalement, ce sont les arbres, les fenêtres … Magnifique idée, libératrice. Merci.