Clé de sols

… les pieds, regarder ses pieds, vont l’un devant l’autre, pas mêlée à cette affaire, sous ses pieds, la prairie pisseuse de la moquette avec ses fleurs taillées dans l’épaisseur du poil et sous le verre fendu de la table basse, la tache de café en forme de carte de France qui défigure le salon, une douze tasses quand même, ses pieds traversent le salon, pas besoin de lever le nez pour savoir où elle est, elle connait tout, tout par cœur–la carte de France, les recoins crades, les brûlures de mégots comme un troupeau de cafards, les bouts de moquette arrachés qui ouvrent des petites mares de béton où ses talons résonnent, tac tac tac, avant que tout retombe dans le silence sale, ses pieds traversent le couloir, ils avancent, ils s’enfoncent dans la moquette, son tour du matin (l’habitude), le dernier, soudain arrêtée net, devant sa chaussure droite, toute nue avec sa chair de jambon, cheveux en éventail sur yeux grand ouverts, minuscule flaque blonde dans tout ce gris : la Barbie préférée, elle la regarde, ses yeux fixent le plafond, elle la regarde, yeux morts, jambe en l’air, toute raide, nichons aveugles, petite culotte toute lâche, elle ramasse la préférée (l’habitude) et voilà, le regard remonte, fallait pas, elle le savait, prendre sa valise, sortir et puis c’est tout, fallait pas faire le tour, fallait pas se souvenir, fallait pas ramasser ni suivre les pieds crétins et dehors, voilà tout ce dégoûtant à ras de trottoirs tout ce dégoûtant qu’il faut endurer parce que tête trop lourde, parce que nuque courbée, parce qu’épaules trop dressées, et sous les yeux les crachats, fluides ou huîtres, l’urine en flaques et dégoulinures artistes aux arbres aux réverbères et aux portes cochères, les petits tas dus aux chiens, de toutes sortes, des sienne brûlées et ocre clair, des terres d’ombre des orangées, des bien moulés ou en purée, les scybales de roquets chevrettes  et les étrons copieux des molosses, leur odeur qui monte, plus rarement du vomi rose de fins de semaine, se fait mal à l’idée de devoir avaler tout ce dégoutant, se repose aux stables et lourdes plaques d’égout fonte carbone qui béantes consolent du marcher tête baissée, en dépit des profondeurs inquiétantes, au macadam indéfiniment rapiécé, ravaudé, avec des petits coins de sable mémoire de plage, et dans le caniveau, où la rigole charrie tout ce que les passants jettent, mégots et papiers gras, semelles et mouchoirs, une chaussure perdue (dans quel drame ?) puis l’obole des marronniers, feuillage à l’agonie qui se pressent dans la bouche d’égout prenez-nous prenez-nous comme les Parisiens dans la rame de dix-huit heures…oui, de tous les sols foulés piétinés arpentés tête baissée on ne gardera que le parquet chêne petites dalles un peu rayées, se rouler là attention échardes, sous la table qui fait toit où se tortiller à cru et pousser petites ouatures animées copain-copines, range-toi là, en rang toutes, ras du sol dominer le petit monde des ouatures comme des personnes dans un bain de musique, Sydney Bechet peut-être ou Rachmaninov ( Rachmaninov féconde les rêves et anime bien les ouatures-personnes, pas nommées non (pas si bête, sait bien que non, ni des poupées ni petites filles à prénoms) nommer n’est pas jouer ), toi la jaune pleure pas, t’es pas toute seule, voilà la bleue pour faire ami avec toi, en file toutes, entrez en classe, composition de… (cette fille serait-elle garçon manqué ?) du tout, ouatures pas bien bolides même si rigolo de les rouler de tout là-haut le pied de chaise pour dévaler loin au-delà de la table filer loin sous les meubles et les récupérer plonger mains dans la gaze légère des moutons de poussière, arrête de te traîner par terre, pas traîner, du tout, dominer monde tout petit, frontières à portée d’yeux, frontières du tapis bleu, moussu, pelouse de laine, sèche à toucher, bon de s’y rouler pieds en l’air bouche ouverte, le moussu recueille dos fesses nuque et sur les yeux le plafond, blanc et haut, fissure fines, petits insectes dans les coins, filaments pendouillant gris et là, rêver de posséder grand garage avec rampes ascenseur pour faire maison aux ouatures… même parquet et même tapis au fil du temps vieillissant se décolorant, vilaines plaques grises ayant perdu verni sur les seuils et là où les pas ne sont pas souvent allés encore rutilant, là où les talons n’ont pas poinçonné encore tout miel luisant, les tapis javellisés où le soleil se porte, les tapis où se prennent les pieds, le foutent par terre en jurant contre ces tapis qu’il refuse de jeter pourtant ( si la fillette faisait rouler là encore ses voitures, sûr qu’il se casserait la gueule dessus) et c’est la lutte avec ce foutu tapis vieux moche puant et casseur de gueule de vieillards, à jeter mais lui refuse se cramponne aux objets quand tout vire, les couleurs, la santé, l’âge des filles, les amis, se cramponne même aux sacs en plastique en cas de besoin, étouffant et chutant parmi tous ses en-cas-de-besoin…  La table a survécu là tout près où l’on écrit aujourd’hui, la table toit des jeux,  se glisser dessous pour voir revoir se glisser dessous mais la tête cogne au plateau… ou alors, le rouge des tomettes toujours fuyant, le vernissé des tomettes vivifié à chaque lavage, moribond dès séchage, le satiné des tomettes et leur tendreté à garder le sale dans les joints fêlures et recoins ou à se farder noire devant la cheminée, le rouge des tomettes ni sang ni chaperon un peu vin et sous les pieds nus, glacées l’hiver sauf devant la cheminée mais fraiches l’été quand tintent délicat des talons de femme, quand tintent plus fort un carreau branlant ou que chuintent dessus les pantoufles, mais quand le chat passe Rien… 

A propos de Catherine Plée

Je sais pas qui suis-je ? Quelqu'un quelque part, je crois, qui veut écrire depuis bien longtemps, écrit régulièrement depuis dix ans, beaucoup plus sérieusement depuis trois ans avec la découverte de Tierslivre et est bien contente de retrouver la bande des dingues du clavier...

16 commentaires à propos de “Clé de sols”

  1. Waouh j’ai adoré, quel flux rythmique. Ca m’a fais penser à un propos de Richard Bohringer, il dit: je ne suis pas un gras de la syntaxe, je suis de la syncope. C’est un compliment, c’est de la musique noire américaine, du jazz.

  2. Très chouette texte.
    J’aime : ‘la tache de café en forme de carte de France qui défigure le salon’, ‘les brûlures de mégots comme un troupeau de cafards’, ‘le silence sale’ (ah là y a matière à creuser), ‘là où les talons n’ont pas poinçonné’.
    Et superbe rythme.

  3. beau style et belle coulée avec rugosité et accidents en accord avec Rachmaninov

    • merci de votre lecture, Brigitte, du coup j’ai réécouté Rachmaninov, abandonné depuis des décennies, moins mon truc aujourd’hui !

  4. a bin ! quel solo, ce « clés de sol » ! merci de ce texte, Catherine ! ça fait comme de l’impro grand style ! et tout ça se tient d’un bout à l’autre, je trouve !

  5. Merci Vincent, je me sens déjà moins solo, d’autant que j’ai récupéré des biscuits soviétiques pour tenir la grande durée de ce périple… 😉 je vous raconterai bien une histoire soviétique qui me fait beaucoup rire mais bon elle est trop longue, un jour à l’oral…

  6. J’adore ce terrain de jeu passionnant que deviennent les sols en de l’enfance, et la drôlerie incongrue, qui parcourt le texte! ‘arrête de te traîner par terre, pas traîner, du tout, dominer monde tout petit,’ Merci c’est plein d’énergie! (et bravo surtout avec une attelle!!)

    • Merci Emma, commentaire bien généreux et se souvenir de mon attelle que moi j’ai déjà oubliée ! j’en suis libérée, mon petit doigt obéit au doigt et à l’oeil, enfin, il renâcle encore un peu sur la souris, mais je lui ai dit toi si tu continues j’adopte un rat !

  7. Quelle vie de chien qui ne s’arrête jamais et qui m’entraîne là où je n’aurais jamais pensé aller !
    Merci pour ce beau texte !

  8. J’aime beaucoup…la distance affichée du début, la table qui a survécu, la description de ce qui a besoin d’être accumulé et la fin toute en douceur et sensuelle… Un voyage le nez en bas. Merci