clés-étapes

Clés-étapes

Lors d’un arrêt à Montluçon, dans l’attente d’une correspondance pour Bourges, j’aurais fait quelques pas devant la gare, saluant au passage le monument réaliste-socialiste à la gloire des cheminots et des habitants ayant occupé les voies, décroché les wagons pour empêcher, en 1943, le départ d’un convoi d’ouvriers vers l’Allemagne nazie, ou bien j’aurais poussé jusqu’à la poste, suivant le mail arboré pour découvrir la statue de Marx Dormoy assassiné par les cagoulards de Vichy…

… ou bien, sur le quai d’une gare de triage (Culmont Chalindrey ? La Roche-Migennes ?), je ne prêtais guère attention aux manœuvres des trains divers, plus intéressé par les évolutions erratiques d’un mulot trottant sur, dans, sous le ballast aux cailloux gris-rose au cœur desquels il disparaissait, profitant d’un camouflage idéal…

…ou bien, ayant deux heures à tuer à X. entre Arvika et Göteborg, je fus aimablement accueilli à la bibliothèque publique où une spécialiste de poésie me permit de traduire Gustav Fröding à l’aide d’un dictionnaire de couverture rouge…

… ou bien dans le train de nuit, au retour de Lisbonne, j’avais dîné au wagon-restaurant en compagnie d’un Chinois de Singapour, mystique chrétien (!) qui parcourait l’Europe de « lieu saint » en « lieu saint » ; revenant de Fatima, il se rendait à Lourdes…

… ou bien, sur la route de Madrid, près d’Avila, je me serais arrêté sur une aire –simple parking- dont le maigre environnement forestier avait brûlé il y avait peu. Au sol, des carcasses de moutons dont les côtes émergeaient de l’herbe rase, des touffes de laine noircie. Que s’était-il passé? Des maigres troncs gris jaillissaient déjà les rameaux feuillus attestant la force de la nature. Mon fils voulait quitter ce lieu de toute urgence…

… ou bien tendant le pouce avec C. à  la sortie de Saint Sébastien, Donostia comme l’indiquent, en Basque, les pancartes de la gare, nous aurions été pris en charge par des Flamands. J’avais dit « Burgos » avec mon accent castillan. Plus tard, ayant compris que nous étions Français, ils regretteraient de nous avoir emmenés. Ce sont les yeux bleu-vert de C. qui les ont finalement persuadés de nous trimballer jusqu’au but…

… ou bien, Hamburg, hauptbanhof, dont je me demande si l’opération Gommorrhe menée par les alliés lors de la dernière guerre l’a détruite ou pas, où mon bonnet de couleur brique rapporté d’Istambul par A. me fit passer pour un immigré et solliciter par plusieurs jeunes gens dans une langue aux sonorités étranges…

… ou bien à la recherche des mines d’or creusées par les Romains en formes de conques dans les ocres de Las Medulas, nous avions été invités par une famille à entrer dans leur petite ferme pour nous rafraîchir. « Vous l’avez bien mérité, après trois heures de marche sous le soleil ». L’homme au béret avait tiré du tonneau un vin épais, plus noir que l’encre d’une seiche. Un élixir de jouvence pour initiés. Ils exploitaient une châtaigneraie et un modeste troupeau de brebis. Ils maudissaient les importations d’Italie, ils nous aimaient déjà…

… ou bien, à Puttgarten, passé une nuit au dortoir des contrôleurs en attendant un hypothétique ferry pour Rödby. Odeur de sueur, couvertures réglementaires des wagons-lits…

… ou encore, près de Soria, au sommet d’un très ancien volcan, un lac rond, parfait, un homme seul nage dans l’eau noire…

… ou encore, vieux Copenhague, terrasse de bar, Nini, deux-ans-et-demi, distribue aux pigeons les miettes de son croissant ; ramasse les grains de maïs oubliés et les croque affichant un large sourire…

… ou encore, paseo Florida, San Lorenzo del Escorial, une gitane vendeuse de « pipas » vient d’assommer avec une bouteille de limonade, sa concurrente qui vend des chips. Les flics arrivent, je suis seul témoin…

… ou bien, sur une grand-route au nord de Buenos Aires, mon conducteur du jour franchit délibérément une double ligne continue pour dépasser un camion. Arrêté par un très jeune policier, « no la he visto, oficial ! » Le grade projeté, et un billet de 200 pesos raccourcissent l’étape…

… ou bien, à la point de l’île de Ré, phare des baleines, je pose mon vélo pour converser un moment avec un faucon joueur planant en St Esprit à la hauteur de la muraille…

… ou bien, calé dans une épaisse enveloppe de traversin, mon canoë de l’enfance, je ferais une halte sous la table du salon. Ayant stoppé ma course à l’aide de ma balayette-pagaie, je me plongerais dans la lecture du Sceptre d’Ottokar.

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