CLIgnancourt 03 89

Clignancourt 03 89
N’a de sens que pour ceux qui ont connu le téléphone bakélite noir à cadran blanc avec écouteur et fil tirebouchonné. L’index dans le cadran, la poussée vers la droite. Plus ou moins retenue la poussée selon le chiffre et la lettre à composer. Trois lettres, quatre chiffres et pas de touche.
– Je te donne mon numéro, appelle-moi si tu veux. Tu m’appelles ?
On a échangé nos numéros. On s’est regardés les yeux plissés mouillés plein de mots. On n’a pas osé s’embrasser. Mais on s’est juré, juré qu’on s’appellerait.
Moi c’était ORNano 38 71. Assez long sur le cadran.
N’a de sens que pour ceux qui ont connu les numéros dont les indicatifs étaient liés aux centraux téléphoniques. On savait par l’indicatif, où résidait la personne.
On habitait pas loin l’un de l’autre. On se croisait de temps en tant.
– CLIgancourt, c’est pas loin de chez moi. Moi c’est ORNano. Je t’appelle ou c’est toi ?
Parfois dans les films série noire des années 70, on voit un gars se jeter sur le bakélite et composer un numéro. Il est poursuivi, il doit faire vite, ça urge. Il ne fera pas PYRénées 08 97, trop long pour un film mais peut-être BABylone 33 14. Peut-être même BAB 3. A vérifier.
On a pris un verre, on a marché côte à côte dans les allées du Marché aux Puces, il m’a pris la main, l’a embrassée, j’ai rougi, je l’ai regardé et on s’est embrassés tendrement devant un stand de vieilles dentelles. On s’est dit on s’appelle.
– J’étais là toute la soirée, j’ai pas bougé.
Occupé. Je rappellerai.
Occupé.
N’a de sens que ceux qui savent qu’il n’y avait pas de bip double appel ni de répondeur téléphonique. Pas moyen de signaler sa présence.
– Si, si,  je t’ai appelé mais c’était occupé. On pourrait se retrouver … Demain ?
Et tu pars combien de temps ?
D’accord
Le doigt entortillé dans le fil en bouchon pendant qu’on parle quand on est ému. Parler, marcher. 
Le fil s’étire comme un élastique tendu à mesure qu’on allonge la distance. Courte la distance. De l’entrée au salon, de la chambre au couloir. On fait le maximum pour changer d’horizon mais ça tire, ça s’étire et ça résiste. Tout rentrera dans l’ordre quand le téléphone sera revenu à la base. Quand on aura raccroché. N’a de sens que pour ceux qui ont connu téléphone à fil. 
– Je suis sortie oui, mais juste cinq minutes. Si ça se trouve, il m’a…
Occupé. Je rappellerai, rappelle moi s’il te plait.
Personne pour recueillir mes mots.
Cadran immobile qui m’immobilise. Pas le droit à l’absence. Dans l’attente. La boulangerie vient de fermer, pas d’appel, pas de pain.
Et là, il suffit que je sorte les poubelles pour que
– Répond, répond. Pas là. Plus là.
Plus jamais là

A du sens pour ceux qui ont connu une rupture par téléphone.
Clignancourt mon amour…

 

 

A propos de Sylvia Boumendil

J'ai été éducatrice puis formatrice. J'ai suivi une formation "Histoire de vie en formation" à l’université de Nantes, un séminaire à Paris 8 "Faire l'histoire de nos apprentissages de la lecture et de l'écriture" et j'ai été formée à l'animation d'ateliers d'écriture dans la maison de Julien Gracq à St-Florent sur Loire "Lire et écrire en pays de Loire". J'ai publié un livre d'art et des textes dans des ouvrages collectifs. Sites : ecrire44.fr / sylviaboumendil.fr

2 commentaires à propos de “CLIgnancourt 03 89”

  1. Ruptures au bout du fil qui ne rompt pas.
    Appels, attentes, silences confinés.
    Nous c’était Clignancourt 23 47
    Belle évocation. Et tout prend sens.