Dix-huit secondes de Peindre

Déroulement du papier. Défroisser :  trouver la force et la légèreté de l’aile sous couvert d’apparente fragilité, limite translucide.

Tout mettre à plat

La planche rectangulaire porte les objets entourant l’opération. Un moine d’ivoire ciselé porte en souriant pour la traversée un seau tenu par un balancier. Une branche d’aubépine dont les fleurs se maintiendront un jour seulement rêve dans un peu d’eau. Une coulée de fonte a pris après refroidissement l’apparence d’un drapé de laves à la naissance du monde. Une branche polie comme un os : porte-pinceaux

De l’eau qui coule dans la mémoire. Une mince cascade dont le son filé à un moment ressemble à la pointe du pinceau

Ce qui prend la place de penser : le geste. Joindre le geste au silence.

De la jonction jaillissent les reliefs arpentés dans la stridulation solaire, les vagues revenantes, le déferlement très lent des racines et les ondes qui naissent de l’eau refermée sur la pierre

Bord de la coupelle, porcelaine ou métal léger. Dedans deux pigments. Gris de Payne et noir d’ébène.

Mélange au fond, de l’eau à peine. Quelques larmes et c’est tout. Essai : une trace, vigueur du trait. Dans la neige un animal a imprimé sa marque. Et la neige fond.

Les questions des curieux : des guêpes.  Vous ne faites QUE peindre ? Vous n’utilisez QUE deux couleurs ? Parfois une seule ? Et le noir, est-ce une couleur ? Ne faites-vous pas toujours la même chose (sous-entendu : il faudrait changer) ?

Il ouvre la fenêtre, pour que l’espace respire. Les guêpes se précipitent et se noient dans les confitures de l’extérieur.

Au même endroit que le silence, la musique dans les oreilles. Selon la densité en attente : voix de contralto, fil d’une sonate ou shakuhachi

Une autre coupelle avec de l’eau. Le pinceau cueille juste ce qu’il faut. Si surplus, l’ente frappe le bord, les gouttes et les harmoniques d’un gong s’échappent  

Rien qu’un geste suspendu hors du temps. Cristallisation fluide : entre le blanc du papier étendu, le cercle des préparatifs soignés et la décision d’abaisser la main qui tient le pinceau

Il y aura peut-être, à la seconde même, déchirure, fausse route, tremblement de terre à l‘intérieur, désespoir, impossibilité. Avant, sur des centaines d’autres feuilles sans colle, tant de gammes pour libérer le geste. Ne jamais se mentir.

C’est maintenant. La pointe du pinceau touche la feuille et l’orbe qui naît forme l’entrée de la première boucle.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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