ça n’avait pas répondu

ça n’avait pas répondu, il allait falloir laisser un message, le quinzième déjà depuis le matin, le quinzième, il pouvait compter sur la feuille les numéros, fixes mais aussi portables -de plus en plus des portables, ses profs remarquaient, notamment ceux assez vieux pour voir, à côté des grandes entreprises, arriver les petits patrons individuels, qui travaillaient « au portable », les profs disaient comme ça « il travaille au portable », et parfois mêmes les petits patrons étaient d’anciens élèves et ça les profs s’en réjouissaient, ils le disaient, je ne peux que m’en réjouir, et lorsqu’ils visitaient en stage un nouvel élève, ils ne manquaient pas de lui faire remarquer, tu vois, ton patron, là, il était à ta place il y a quelques années, et l’ancien élève devenu patron et le vieux professeur devenu encore plus vieux professeur se donnaient du tu et du prénom et des nouvelles, et tu revois toujours Samir?, et Tessa qu’est ce qu’elle est devenue, devant le nouvel élève stagiaire dans la poche duquel le téléphone vibrait, un snap, il avait oublié le matin de la laisser aux vestiaires-les numéros, fixes, 01, et portables, 06 ou 07, à côté desquels il avait écrit « message », quinze avec celui-ci, et trois seulement avec « eu », deux « eu pas possible »et un « eu envoyer CV », « eu » et « message », écrire « eu » ou écrire « message » à côté des numéros, c’est des profs qui lui ont dit, que pour être efficace il faut, sinon on appelle et on oublie, tu appelles et le premier le deuxième encore tu peux t’en rappeler, mais dès le troisième tu oublies, et tu te retrouves à devoir rappeler pour savoir si c’est bien celui-ci que tu viens d’appeler, et ça laisse-moi te dire que ça ne fait pas sérieux, pas très professionnel, et peu de chance alors qu’on veuille prendre en stage quelqu’un de si peu organisé, et il avait bien retenu, et ainsi la déception de tomber sur le répondeur et de devoir laisser un message se trouvait-elle un peu émoussée par la satisfaction, par contre, de s’être bien souvenu et d’écrire donc « messsage », et c’est ainsi, entre le quinzième appel et le seizième, dans la petite salle du foyer et le cours quitté pour pouvoir passer les appels, parce que c’est prioritaire sur les cours, trouver le stage, et que chez lui y’a toujours trop de bruits pour pouvoir appeler, dans la petite salle et son sac sur le dos, et le début d’hiver sur la cour de récréation vide, entre là déception du message et la satisfaction d’avoir pensé et bien écrit « message », à côté, que s’est échangé, pour la première fois, le but de la vie, vivre, et les petits buts que la société nous donne, parmi vivre et entre vivre, et dont on se repaît, pour réussir à grandir et devenir, un élève, un stagiaire, un petit patron ou un vieux professeur, ou quelqu’un qui écrit sur les élèves, les stagiaires, les petits patrons ou les vieux professeurs: un écrivain avec aussi un téléphone. 

A propos de Milène

Milène Tournier est une auteure de théâtre, poésie et formes numériques. ( L’autre jour, ed. Lurlure; Poèmes d’époque, préfacé par François Bon, ed. Polder; Nuits, ed. La p’tite Hélène; Et puis le roulis, Ed. Théâtrales). Elle a écrit une thèse d’études théâtrales « Figures de l’impudeur ». Elle partage ses vidéos poèmes sur Youtube et écrit « en direct » sur Facebook.