« Compressions » note d’intention hors consigne

Alors allons-y. Comprimons. Comprenez :  prenez un comprimé. Comprenons-nous. Des comprimés. Carver. Pilules du bonheur. Je me rends à Lévidence – une station balnéaire où tout est transparence, miroitement, réflexions-miroirs. Je suis une lectrice distraite. Superficielle. Je survole les livres plus que je n’y plonge. Oiseau de mer ou poisson-volant. Pourtant, lire m’est indispensable, depuis que je suis en âge de le faire, en âge de lectrice. J’ai eu trois moments importants dans ma vie charnelle : la première fois que j’ai fait l’amour, la première fois où j’ai eu mes règles, et la première fois où j’ai lu un livre. Je me souviens d’un premier livre qui racontait l’allégorie de l’endormissement sous la forme d’un petit garçon qui partait à la fin du jour vers un pays de sable. Je me souviens des illustrations faites de minuscules petits grains. Je me souviens du pouvoir du texte prononcé par ma mère et qui me faisait magiquement passer l’angoisse que constituait le passage brutal du jour à la nuit. Le livre était le liant. Le lien. De la veille au rêve, il ouvrait l’espace de la rêverie. Quand je ne lis pas, je rêve de lire. C’est une manie bien pratique : on ne s’ennuie jamais. Lire et écrire sont donc inséparables puisque je lis en rêvant les livres que peut-être un jour j’écrirai. Ouvrir un livre. Notez qu’on peut difficilement, sans faire un mal extrême à son propriétaire, ouvrir un visage. Un corps. Je revois dans La Course au mouton sauvage d’Haruki Murakami la longue et précise description de l’écorchage vivant d’un homme. Mais ouvrir un livre. Sans que la chose soit répréhensible. Ouvrir une porte : il faut une autorisation. La marche est ce qui se rapproche le plus pour moi de la lecture. La marche est une appropriation du paysage par sa traversée et une dépossession du corps du marcheur par le paysage qui le traverse. Lire. Transe et délire. Séduction. S’éloigner de la ligne droite malgré la tenue de la ligne droite. Grâce à elle, comme contre-ligne. Faire des boucles. La ligne est la navette. Tissage de l’espace interstitiel. Participer au tissage d’un monde. Je suis une lectrice paradoxale, négligente et attentionnée. Lecture trouée, comme une trouée dans la forêt. Il faut beaucoup de vide pour faire matière. J’aide peut-être, mais aussi comment lire tout ? Impossible. Sélection obligée. Naturelle. Des images retenues par d’autres images et d’autres, laissées là comme épargnées. Laissées à d’autres. Visages dans la rue que je n’ai pas l’heur de regarder. On ne peut dévorer le monde à moins d’être un dieu-loup. Et encore à la toute-fin. On lit un livre comme on se comporte avec les gens qu’on rencontre dans le cours de la vie. Je suis distraite par passion. Je me laisse emporter, entraîner. J’ai la passion d’aller plus loin. Je suis une fille de l’air. Il faut me canaliser. Il me faut une langue assez forte pour me maintenir dans le livre, les pieds à la lettre. J’ai besoin d’une langue de terre, bourbeuse, pâteuse, presque une langue préhistorique. Il faut aussi la bonne vitesse. Trop de rapidité, d’aérodynamisme stylistique et je suis perdue. Je me crois spirituelle et alors j’ai les chevilles qui enflent et je m’envole telle un ballon gonflé à l’hélium. Lorsque j’atterris, je me rends compte, mais pas tout le temps, que je n’ai rien senti. Compris, c’est pareil. Je sors de l’orbite du livre, je passe à côté. J’ai découvert, c’est tout frais, comment ne l’ai-je pas lu avant, question stupide, le livre vous attend on attend pas le livre (chiasme inverse de la recette du soufflé donné en exemple une fois par an à mes élèves depuis vingt ans d’enseignement, merci Ginette Mathiot), Volodine. J’ai la passion du départ. Ma lecture est halte, bivouac. Je grappille, je picore. Chaque page est une promesse, une fenêtre sur une fenêtre. Je vais brouter plus loin. Je déplace l’horizon en changeant de ligne. Chaque livre qui me parle est une révolution cosmique. Il approfondit l’univers. La littérature est mon astrophysique. J’y découvre des planètes cachées, des trous noirs. Je m’installe dans un livre quand il répond à ma nature animale. Celui qui écrit est éleveur de mots. L’écrivain comprend la langue comme une culture vivrière. C’est cela que je viens chercher, ce corps du texte, cette viande. Me délasse de mes prises de tête. Je mange. Je mâche. Me nourris. Quand je mange, je mange. Je ne pense pas. Je suis dans mon estomac. Je tête. Je mamelle. J’ai chaud au cœur. Je suis heureuse. Je pourrais ensuite, en parler pendant des heures, comme on fait honneur au repas en le racontant, à l’animal consommé en le remerciant. J’ai envie de le partager. Que d’autres y viennent brouter. J’ai laissé au cours de ma lecture des petits signes de ma présence que j’indique au futur lecteur. J’allais dire au futur ami, car cette lecture commune nous fera compagnons, camarades de pitance. J’éclaire dans le compte-rendu que je fais à mon ami des zones que j’ai particulièrement habitées, comme les bêtes laissent dans un champ la trace de leur délassement par ces cercles d’herbes courbées. J’espère avoir imprégné le livre. Ou bien je le transporte en moi et sa flamme, telle la torchère d’une raffinerie, éclaire de l’intérieur mon regard. Ce livre qui m’a séduite me permet de séduire celui à qui je m’adresse. Si ce soir je fais l’amour avec lui, c’est un peu un rapport textuel, un trio amoureux où les corps et les mots se reconfigurent. Si des années plus tard, il ouvre ce livre, après m’avoir oubliée, viendra se superposer sous ses yeux nos ébats amoureux aux passages que j’avais soulignés de mon regard désirant. Quand un livre me plaît, c’est quand je deviens son hôte. Les rôles s’inversent. C’est lui qui m’accueille. Hôte est un mot à double sens. Le livre m’habite, j’habite le livre. Je me pare de sa peau. Il s’empare de la mienne. C’est un cannibalisme choisi. Me rend compte en écrivant pourquoi Montaigne était si attentif au cannibales. Il se sentait lui-même cannibale des livres qu’il avait habités. Alors compressons. Passons au déshydrateur les livres lus, bien ou mal, à la va-vite, en prenant tout son temps. Il suffira de les mettre dans un verre d’eau et alors, comme au fond de ces tasses prousto-japonaises, ils se décomprimerons de nouveau, débordant de leur étroit contenant pour aller dans le vaste monde. Le produit de cette décompression ne sera, comme il en va de la nourriture pour expéditions extrêmes, que peu goûteux. Mais le spectacle de l’effervescence du comprimé est toujours un moment de grâce et de surprise. L’enfant qui le regarde oublie un temps sa fièvre.

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