transversales #03 | trouver le passage

ça raconte comment cet homme du Nord a conduit une expédition pour sauver son clan et comment il y a perdu ses hommes | tous avalés dans une avalanche de pierres et de glace | une montagne si haute jamais vue | membres brisés, il rentre en rampant à travers les forêts et révèle l’existence de cette falaise sans fin

Felip Costes, 2013

Liste de titres : montagne de Waralin | pays d’Hammersoy | falaise sans fin | hors de la conscience du monde | infranchissable | ailleurs une vie

Waralin avait pris sa mission très au sérieux. Il avait veillé à toutes sortes de détails et avait abordé dans tous ses aspects la préparation de cette expédition inédite, par exemple collectant de la nourriture dans la mesure de ce qui était possible — baies et racines séchées, sève d’érable, miel, viande et poisson fumés — et il avait constitué son équipe avec soin. Le moment venu, aux premiers gonflements de bourgeon sous la peau des arbres sains, le groupe s’était mis en marche et avait pris la direction du Sud. Au bout de plusieurs semaines ils s’étaient heurtés à une barrière de montagnes. Oui, Waralin le raconterait plus tard et ceux qui assisteraient à son récit ne pourraient jamais oublier les éclairs qui traversaient son regard quand il l’avait décrite : immense, infranchissable. Exactement cela, il n’existait pas dans leur langue de mots plus justes pour la décrire.

INDICES GÉOLOGIQUES

Éternel questionnement sur le choix des noms propres, lieux et personnages, sur l’influence des sonorités et des graphies sur la lecture, et aussi sur la nature du récit. Je cherche à contourner les consonances scandinaves qui spontanément m’attirent, m’efforce de leur donner un caractère moins orienté — Regin, Skalle, Linas, Kaja. Je voudrais trouver les mots capables de dessiner ce drôle de pays que personne n’a visité et dont personne n’a jamais entendu parler.

Plusieurs fois il est mentionné l’existence d’un pays appelé Hammersoy dans les Cahiers de l’Avant, sorte de codex antédiluvien des coutumes et connaissances des peuples hyperboréens, conservé plus ou moins secrètement dans un musée du Grand Nord. Cette terre est décrite comme vaste et prospère, couverte de landes, de tourbières et de forêts d’une belle vitalité. Et il y est raconté que les bêtes y ont toujours trouvé de quoi vivre, toutes les bêtes, à commencer par les insectes de la terre et de l’air, les oiseaux de jour et de nuit, les rongeurs, et aussi les petits prédateurs organisés en meutes et les grands animaux gourmands de lichens organisés en troupeaux qui savent se déplacer en fonction des ressources et des événements climatiques. On y raconte qu’à une certaine époque une importante population d’hommes y vivait, répartie en clans de façon harmonieuse et installés en des lieux favorables, par exemple en lisière des bois, à la conjonction de certaines vallées ou aux abords des rivières réputées poissonneuses. Ces hommes-là étaient forts en courage — qualités physiques et morales exigées pour survivre au large des régions confortables —, définitivement obstinés et endurants dans toutes les formes d’effort.

Car dans ce monde à l’écart des pays nantis où circulaient et se consommaient la plupart des richesses de la terre, les saisons froides étaient éprouvantes — un aspect longuement souligné dans les Cahiers — et les étés demeuraient furtifs bien que doux, fournis en fleurs et souvent pleins de charme. Toutefois ces peuples n’avaient jamais été en peine pour nourrir leurs familles avec la chasse et la pêche, les cueillettes d’herbes, les récoltes de fruits à faire sécher ou à cuire et aussi de graines qui savaient s’échelonner au fil du bref été et permettaient de constituer des réserves suffisantes pour rallier deux récoltes. Ainsi avaient-ils prospéré et agrandi leur zone d’influence, édifié de nouveaux campements pour s’y établir à l’aise et y faire grandir leurs enfants — vigoureux eux aussi et joyeux. Dans une section des Cahiers consacrée à l’habitat, on peut découvrir quelques croquis des hauts remparts en bois qui ceignaient les villages, équipés de tours d’observation érigées sur le rocher et habilement positionnées. Aussi quelques exemples de palissades tressées en bois de saule et renforcées avec des piquets en branches de bouleau qui définissaient des parcelles à cultiver. Peu de chose sur les habitations elles-mêmes — sans doute étroites et longues avec des toitures constituées de branchages et de mousses — et quelques notes sur la pratique de camps de chasse saisonniers.

WARALIN bois de Sisenthal

LINAGRED

oiseau Shahrokh 3e œil

NOTES EN VRAC 
- le lecteur réclame une histoire et il aime quand elle est linéaire et commode à suivre, il n'aime pas être largué... alors que faire avec l'histoire ? la laisser s'inventer au fil des temps d'écriture, ne rien forcer, ne plus penser au lecteur, s'en référer à certains rêves
- rester dans la sobriété de la langue, en même temps la dynamiser, lui injecter ci et là de la foudre
- intégrer les interrogations de l'auteur : en italique / entre [ ] / en paragraphe décalé / intégré dans le corps du roman ? user des annexes ?
- de l'importance des personnages qui portent en eux la capacité à bouleverser, donc aller plus loin avec eux et en eux
- leur laisser aussi de la marge, ne pas vouloir trop les contenir
- le matin je tire le rideau et je vois la rivière et la montagne, immuables dans le décor, pourtant chaque fois différentes... j'aimerais que le texte m'apparaisse aussi clairement (le fil du texte) à chaque fois que je rejoins ce travail
- à relire tout cela quelques jours plus tard, je ressens une certaine cohérence dans ce entassement de petites choses, fragments, images, montages graphiques... l'essentiel semble faire route
- Waralin a pris de la consistance, il devient réel, son nom sonne juste, je l'entends dans mon sommeil

(CONTINUER A NOURRIR CE PARAGRAPHE)

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

24 commentaires à propos de “transversales #03 | trouver le passage”

  1. C’est magnifique, Françoise !
    « Digéré de Wikipédia », j’adore. Merci pour cette belle compilation !

  2. J’aime cette capacité à se coltiner avec le réel tout en voulant lui échapper. Et « injecter de la foudre » !!!

    • ah ah la foudre attire, le feu, le brasier incandescent, le cœur du récit…
      pas encore eu le temps d’aller voir les assemblages proposés là (je voulais d’abord proposer quelque chose avant de…), mais je vais aller du côté de chez toi, pas de doute !

  3. Incroyable comme on se rapproche d’une des strates de La Maison des feuilles… dans laquelle il est question (mais pas que) de Hillary et Mallory. Beaucoup aimé, le « digéré de Wikipédia » est succulent, et je suis sincèrement admiratif de la mise en page !

    • je n’ai vu que les pages scannées de cette fameuse Maison des feuilles et j’ai juste compris qu’on peut empiler des éléments, se laisser aller à l’improvisation sur ce mode
      je me suis bien amusée en fait !

  4. Un titre évocateur. Trouver le passage. C’est surprenant (mais pas étonnant) comme tu le trouves. Forer, transpercer la montagne ou la gravir … quelque soit la consigne, tu portes cette écriture tienne sur des chemins singuliers.

    • Quelle belle remarque que la tienne !
      ce n’est pas encore entré dans ma conscience et pourtant j’ai eu une première vie de géologue !!
      merci Louise pour cette attention portée par ici…

    • merci pour l’avalanche de petits messages réconfortants…
      merci à toi Jérôme
      oui, j’aimerais bien conserver cette forme un peu éclatée dans la version finale (s’il y en a une…)

    • Chouette d’avoir ton écho, Clarence…
      alors continuer à nourrir cette page peut être encore, en réel et en virtuel
      envie de mettre en scène cette notion d’espace confiné, de pays écarté, de montagnes infranchissables…

  5. Depuis deux jours j’essaie de comprendre la consigne dans la hune d’un bateau au milieu de la mer Rouge au 19ème siècle et, malgré la hauteur, je patauge ! Ce matin, je me dis : je vais aller piquer des idées chez mes petit.e.s camarades. Et il y en a de belles (idées).
    Et puis là, je tombe sur Waralin. Ce chemin littéraire qui se construit par et en même temps que le chemin de l’expédition, l’absence apparente de frontière entre le réel documenté et l’imaginaire, tout ça est lumineux. Pas encore une histoire linéaire et commode à suivre mais un de tes lecteurs va passer une bonne journée.

  6. J’avais comme toi, travaillé « hors les autres » sans trop savoir…
    j’avais laissé faire comme souvent, essayé d’aller vers l’accumulation et la diversité des formes, de faire passer un peu du questionnement à propos du récit ou du roman, de penser au graphisme aussi et à l’organisation, même si WordPress offre des possibilités de mise en page tout de même limitées
    peut être que j’ai un peu triché en allant vers un travail en cours, un projet sur ma table avec pas mal de texte qui m’a fait rebondir un peu comme une balle de ping-pong, d’où une certaine cohérence au final…
    mais faudrait continuer…
    en tout cas bien ravie que ça ait pu te « parler »…
    bon chemin alors

  7. Impression d’arpenter ton grenier magique d’écriture, sans aucune envie d’en soritr.

    la falaise de marbre si effrayante fascine;

    • alors je vais repousser les toitures pour agrandir mon grenier… et pousser d’un cran l’effet montagne fascinante et magique, meurtrière aussi !
      l’histoire des clans et de Waralin le survivant est une histoire tragique… même diminué dans sa chair, il saura transformer ce qu’il a perdu en richesse…

      j’espère que j’aboutirai un jour quelque chose…

  8. Épaté par ta capacité à donner du relief à ta montagne par l’agrégation de fragments finement ciselés. Et d’y jeter une pincée de foudre comme on salerait une soupe.

  9. Finement ciselés, je ne sais pas…
    mais tes remarques m’ont poussé à relire tout ça, finalement une consistance s’en dégage et commence à me parler… envie d’utiliser des improvisations graphiques au cœur du roman (s’il devient roman un de ces jours, beaucoup plus tard, il faut tellement de temps pour un roman)
    continuer à être sur la voie…