## Double voyage # 05 Bouvier l’aventurier bavard…

« Mon balcon s’égoutte; je rêve. C’est juste un peu d’Europe et de jeunesse qui passe.« […]

nICOLAS BOUVIER, le poisson-SCORPION

Il y a eu tant de musique et de chants adolescents sur ce balcon. Retrouver les guitares c’est retrouver les époques où tous imaginaient quitter la maison pour l’agrandir, la fuir peut-être, atteindre l’herbe plus croustillante ailleurs, après le lycée, les facs pour les moins rebelles et les plus studieux, mais le pays encolle encore les semelles. Le souvenir est doux dans la paix des familles nombreuses. On sait ce qu’on a , on ignore ce qu’on aura hors la maison parentale. C’est la musique qui nous exporte dans le langage des villes et des continents lointains. « Pas besoin (pour autant) d’aller au Japon » disait Gabriel Le Gal pour écrire des haïkus avec ce qui se déroule sous nos yeux. Le balcon n’est pas celui de Julien Gracq, mais il bruisse d’oiseaux de platanes. Le soleil accomplit son demi-cercle chaque jour devant nos yeux. L’été il chauffe à blanc les parasols qu’on réajuste. Le soir; il se fait plus ambianceur, son orange boudhiste fait attendre la lune sans hâte. Elle est la Reine de la Nuit au milieu des étoiles millionnaires…Pas la peine d’aller sur la Lune, tout est préhensible et préempté à vue d’oeil, la voie lactée est nourricière. Les nuages sont rares et passagers dans le Sud. Les cigales l’attestent. Les criquets et les geckos font raccord entre les saisons sur les murs incendiés de lumière.Où veux-tu aller Nicolas ? Tu as tout ici, et les Touristes étranger.e.s viennent à toi. Bien sûr, rien à voir avec L’Inde, le Nevada ou l’Islande… Et si tu n’as pas vu les mille Merveilles du Monde tu n’en mourras pas moins insatisfait. Tu sens que les humains se ressemblent à l’intérieur, on finit par les connaître par coeur, ils ont chacun une certitude, la fameuse petite musique, qu’ils trimballent d’un endroit à un autre. Ils ne veulent pas souffrir, mais ils sont si maladroits qu’ils s’en rajoutent des caisses. Aiment-ils la joie autant que le malheur ? C’est à se demander ce qu’ils préfèrent ? Certains jours, Nicolas, j’ai envie de te dire : Rentre chez toi ! Quelqu’un peut-être t’a attendu…

« Ne comptez en tout cas plus sur moi pour vous fournir un scénario. Tout ce qu’on introduit dans ce décor s’y dégrade à une allure alarmante. »

Tout ce que raconte St Exupéry dans Le Petit Prince est rigoureusement vrai. L’avion a existé, le renard, le mouton, les poules, la roseraie et la rose sous cloche, le serpent et même le dessin de la caisse du mouton, tous les dessins qui ont suivi, mais tout le reste est inventé. On ne va pas vous faire encore entendre la voix suave de Gérard Philippe ( pourtant , c’est la meilleure…) elle est inimitable et peut-être trop nostalgique pour un jour comme aujourd’hui. L’enfant n’aimait pas cette histoire à l’âge auquel on la lui a raconté, les mots étaient trop étranges, le ton trop solennel, l’histoire trop saugrenue, trop longue aussi même résumée. Ce n’est que petit à petit qu’il s’est approprié les images, presque toutes des mirages, et l’humour un peu désespéré contenu dans ce destin de Petit Prince, un personnage imaginaire que l’on a pourtant comparé souvent à un jeune Autiste, un bel enfant qui ne répond pas aux questions car il ne connaît pas les codes et se bouche les oreilles. « Surtout ne me dessine pas un mouton  » titrait Françoise Lefèvre, une écrivaine qui a connu un enfant « pas comme les autres  » de près, lequel a brillamment dépassé ses limites…Car oui, l’enfant étrange reste longtemps dans son monde mais un jour , à condition qu’on ne renonce pas à lui parler et à l’écouter, il a envie d’en sortir. Pour lui, tout est inquiétant dans la vie des adultes et des autres enfants. Leurs préoccupations, leur jeux ne sont pas les mêmes, pour l’enfant hypersensible, son monde cognitif et sensoriel est hanté de perceptions directes et insécables. Il vit dans une ambiance virtuelle où tout est signe de menace ou de réconfort selon l’idée précise, précieuse et faramineuse qu’il s’en fait. Côtoyer de tels enfants est une épreuve et une chance de connaître le monde avec des yeux et des oreilles qui décryptent le dissonant et la mêmeté à toute vitesse. Le calme et la joie d’exister reviennent longtemps après la phase anxieuse des premières expériences sociales. Mais l’enfant fou ne nous quitte pas pour autant. On sait qu’il n’est pas une fiction et qu’il faut prendre soin de lui…

L’institutrice Norman ROCKWELL

C’est en classe primaire que tout a vraiment commencé. A chaque rentrée scolaire nous recevions de nouveaux livres, écrits exclusivement en français,et qu’il fallait déshabiller pour leur offrir une nouvelle couverture en papier cristal avec une étiquette à notre nom et prénom. On nous les confiait pour l’année entière. On les rendait à regret juste avant les grandes vacances; En ce temps là , on y trouvait aucune faute de goût ou d’orthographe, tout était balisé, moralisé de près. L’institutrice n’écrivait évidemment pas en anglais sur le tableau, ni de manière brouillonne, en ce temps là on tirait des traits droits, et on calligraphait les lettres cursives majuscules et minuscules à la craie, ou à l’encre de plumier en céramique sur nos cahiers. En ce temps là, j’ai appris à couvrir mes livres selon une méthode à ciseaux et extrême attention que j’ai conservée. Le soin des livres, qui y pense aujourd’hui où on les malmène à qui mieux mieux, gibiers à corbeille et à pilon, on ne respecte plus beaucoup les mots imprimés puisqu’ils sont reproductibles à l’infini et sont désormais dématérialisés. L’enchantement des livres qui sentent l’usure, la poussière propre et la colle me revient par bouffées de souvenirs. Il y avait les livres de tous les élèves, et il y avaient les livres uniques et convoités de l’institutrice. Une demoiselle trentenaire, célibataire et pieuse dont la voix un peu masculine était adoucie par un regard chaleureux et une tenue de tous les jours sobre mais laîque.Elle ne portait pas l’habit noir et blanc des soeurs de St Joseph, elle était leur fantaisie locale, une dissidente pourtant, tout à fait intégrée au décor catholique. Les livres de lecture étaient mes préférés, je lisais tous les chapitres en avance, m’ennuyant souvent au moment des chapitres dédiés aux dictées de mots et pourvoyeurs de règles grammaticales. C’étaient les histoires qui m’intéressaient (déjà !) pas les recettes de cuisine de syntaxe ou autres complications technographiques superflues. Mais l’école est rarement adaptée aux désirs secrets de ses élèves. Il y a pourtant des miracles. Ainsi, ce jour, ou Melle O. s’installa comme une princesse à son bureau et ouvrit le livre de St Exupéry pour nous en lire un premier chapitre du Petit Prince, puis les suivants , intercalés par des recommandations d’application sur nos exercices d’écriture ou de lecture individuels. L’appât fut d’une efficacité mémorable. Cette histoire n’avait rien à voir avec tout ce que j’avais entendu auparavant et elle racontait des choses sur la mort et la séparation qui étaient trop bien écrites pour être inventées… Pour autant, il m’a fallu des années et même la participation à un spectacle mettant en scène les personnages de cette fable sociologique pour en comprendre les ingrédients. Toute la cruauté et la beauté du monde contenue dans cette fantaisie d’aviateur a forgé une partie de mon imaginaire. Très loin de la mièvrerie, elle a pris toute son ampleur de métaphore.La littérature n’est qu’une entreprise d’allumage de réverbères devant laquelle on continue pourtant d’inventer les zones noires et glaciales. Changer de livre ou de planète pour ne pas trop s’ennuyer ou s’angoisser ? Je ne sais pas. Rien n’est parfait…

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

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