## Double voyage # 04 Au hasard Cortazar

Chaque pot a son histoire

Tu sais très bien que tu n’iras qu’aux endroits où vivent les gens que tu connais et que tu aimes. Ce que les voyages t’ont apporté c’est la certitude que tu es faite pour rester le plus possible à l’endroit où tu te sens des racines. Dans un Monde où on est de moins en moins assuré.e.s de pouvoir les garder, les racines doivent devenir élastiques et solides pour permettre un retour s’il est possible. Les fleurs ne se demandent jamais si le déplacement est souhaitable. On le leur impose à force de greffage, d’insémination artificielle, d’expérimentation, qui ne sont que des formes larvées d’eugénisme. On veut les rendre plus vigoureuses, plus duplicables, plus aventureuses, on ne leur demande jamais vraiment leur avis. Il leur faut à toutes une terre nourricière. A l’ état de pollen elle ne choisissent pas non plus… Mais c’est plus poétique et moins traumatisant. Les distances sont moins phénoménales.Certaines reviennent là où on les a déjà transplantées. Rien n’est totalement prévisible.

Beaucoup d’écrivains-voyageurs ne font que tourner en rond dans leurs obsessions et dans leur tête. Ils cherchent l’inaccessible étoile, la complétude d’une fusion avec des images d’enfance, des réminiscences taraudantes ou le chemin d’ancêtres inconnus.Certains mettent une distance maximale avec leur passé et leurs attaches, ils briguent les changements pour le changement, la nouveauté pour la nouveauté, la liberté pour la liberté… Ils ont en commun de vouloir quitter ce qu’ils connaissent pour des raisons différentes à chaque fois. Cela s’apparente souvent à une sorte d’expulsion non totalement volontaire, une impulsion puissante, une propension à la fugue, à un sentiment de vie trop contrainte ou empêchée, un saut dans l’ailleurs à tout prix. Je ne leur ressemble pas.

Ma passion pour les vieilles portes , celles qui racontent bien plus que ne pourrait le faire un voyageur, même attentif à la place des choses et des maisons qu’il ne fait qu’entrevoir et laisser derrière lui. Le bois et les clous d’une génération transmise à la suivante. L’usure, le blanchiement, la robustesse, la vulnérabilité, le génie ébéniste… Le sens de l’économie et du fonctionnel, la solidité à l’usage quotidien. La patine fantôme des mains pratiquantes. Le plastic a remplacé la faïence et le fer blanc, mais il résiste moins aux travaux répétitifs et les anses perforent sous le poids de l’eau ou du grain. Je me souviens de tout ce qui se portait autrefois « tout à bras » disait le vieux paysan d’Aveyron ou d’ailleurs. La terre natale comme une partie de lui-même, indéchirable, inséparable… Je me sens de cette trempe et pourtant j’ai accepté la transplantation en la rendant consciente. Ne me demandez pas d’inventer autre chose que ce bois de naissance dont je suis faite. Je n’ai pas besoin de mentir, je n’ai pas besoin de partir. Tout est à ma portée, le lointain ne m’attire pas, mais ma porte est ouverte. Les errances des autres peuvent venir toquer, je suis du pays du droit d’asile, je m’en sens responsable plus que vous ne pouvez vous en douter. Je n’ai pas besoin de m’évader dans la fiction, la réalité me suffit. Vraiment, n’insistez pas, je suis bien d’où je vous parle. Un jour, je n’y serai plus. Ni ici, ni ailleurs d’ailleurs. Porte close.

Ils écrivent partout sur les murs des villes, saccagent toute surface laissée à leur liberté d’expression sauvage. Certains sont des artistes, d’autres de simples gribouilleurs, des souilleurs compulsifs, des subversifs anonymes. C’est la lèpre des villes, c’est la marque de territoire des furtifs vêtus de noir et cagoulés , des hors la loi agiles et masqués, des synonymes de transgression et d’intrusion dans l’espace public et privé. Les sanctions n’existent pas pour ce type d’exactions inesthétiques, on en fait même des récupérations dans l’art de rue, l’humeur des quartiers est peinturlurée à longueur de caniveaux, de bordures de chemins de fer et d’édifices, c’ est un signe de reconnaissance pour les habitant.e.s assigné.e.s à résistance dans les cités. La ville moche et sale, la ville dépravée et dépavée, les plans d’urbanisation avortés ou détournés, les zones à problèmes stigmatisées par les médias débordent et débondent de plus en plus leurs sentiments d’abandon et d’exclusion. Dans les transports en commun, le voyageur surveille son sac, et s’inquiète des mouvements de foule anonyme. Les familles grandissent pourtant et participent aux conseils de quartier, réclament plus d’hygiène, de confort, de sécurité… Partout la drogue, partout la combine et le chômage de longue durée,et des enfants joyeux que surveillent des mères voilées et qu’enrôlent des pères barbus ou des évangélistes chanteurs. En quarante ans, la ville est devenue multilingue et des communautés cosmopolites se sont renforcées. Les anciens autochtones disparaissent en même temps que la culture ouvrière d’origine industrielle.. Le quartier n’a plus rien à voir non plus avec une roseraie. Les prix immobiliers flambent et les palissades autour des démolitions et des constructions neuves sont caffies de tags et de publicités… Call me, please Call me… pour nous expliquer ce qui se passe ici, ou ce qui va se passer… Le Graff.est roi, pour autant, il ne sait plus à qui il parle … Les codes sont inaccessibles… Mais dans la rue pour l’instant, rien n’est changé… Le voyageur n’est pas importuné… personne ne le connait…

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

3 commentaires à propos de “## Double voyage # 04 Au hasard Cortazar”

    • A chaque moment son lot de contradictions apparentes. La continuité n’est que mentale, le fameux sentiment d’exister hors la présence d’autrui qui ne tient qu’à peu de preuves (si on réfléchit bien ). La littérature ne relève que des indices, alors que le crime de disparition a déjà eu lieu à la seconde même où on a fini d’en parler. Paradoxe du vivant qui s’altère au fur et à mesure et s’amuse parfois de ses comptes à rebours. Merci Gwenn pour ce passage.

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